38e jour de confinement, une famille martiniquaise, installée au Morne Rouge, à Londres et à Malmö, joue la prudence

Une famille martiniquaise, installée au Morne Rouge (Martinique) à Londres (Angleterre) et à Malmö (Suède).
Ils sont frère et sœur. Lui vit au Royaume-Uni et elle en Suède, loin de leur neveu resté en Martinique. Tous trois témoignent de leur réalité respective. C’est l’occasion d’évoquer l’immunité collective privilégiée par Londres et Stockholm au début de la pandémie.
 
"Comme c’est chouette d’avoir 17 ans. On se moque de l’air du temps. On est à fond dans la jeunesse." Ces paroles revisitées d’une chanson bien connue colle comme un gant à Anthony Fila-Diop. Au Morne Rouge, où il habite avec sa mère, au quartier Fond Marie Reine, il vit son confinement avec détachement.

Je me lève à 2h du matin. Je joue à des jeux vidéo. Mon préféré en ce moment, c’est League of Legends. C’est un jeu de stratégie. Il faut aller dans la base ennemie et la détruire. Je regarde aussi des mangas sur l’application Crunchyroll. Ensuite je dors et je me réveille à 13h.

Anthony Fila-Diop, 17ans.
Depuis le confinement, Anthony Fila-Diop vit surtout la nuit et il adore ça, au point de se demander comment il fera pour reprendre sa vie d’avant quand tout sera fini. Ce qui l’embête le plus, dans la situation actuelle, c’est de ne pas revoir sa copine, Melaine, qui habite à Ducos et qui était, jusqu’à l’arrêt des cours, pensionnaire dans la même école que lui, le lycée polyvalent Victor Anicet à Saint-Pierre.

Anthony Fila-Diop est en 1re et se tient au courant des exercices à faire, grâce à un groupe WhatsApp qui réunit les élèves de sa classe. Il y a quelques jours, il a planché sur un devoir de probabilités envoyé par le professeur de mathématiques.

Ça m’a pris une journée pour le faire avec des pauses où je faisais autre chose. Les devoirs ne sont pas notés et ne comptent pas vraiment. Mais ça nous aide à nous exercer. Je lis surtout beaucoup en ce moment. Je lis Les fleurs du mal de Baudelaire. C’est l’un des 15 textes au programme. Je prépare le bac de français.
 

Entre les devoirs, les mangas et les jeux vidéo, Anthony Sila-Diop aide également sa mère dans le jardin, où poussent différentes plantes ainsi qu’un arbre à pain, un oranger, un goyavier et deux avocatiers. Il avoue n’être pas un expert mais ne rechigne pas à "cercler", à couper des branches et à couper l’herbe.
Pour le reste, Anthony Sila-Diop prend les choses comme elles viennent.

Je n’ai pas peur. Je fais ce qu’on me dit de faire. Je suis conscient qu’on est en état d’urgence et qu’il faut rester chez soi. C’est ce que je fais. Je suis bien à la maison. Je suis au chaud. Je me protège. Je me lave les mains souvent.

Fête familiale au Morne Rouge.

La petite maison de Fond Marie Reine abritait, jusqu’à ces derniers mois, un chapiteau. C’est là que la mère et le fils recevaient leurs invités, lors des fêtes de famille, comme celles de 2018, où Anthony Fila-Diop avait revu son oncle et parrain, Jean-Vincent Chardon, de passage en Martinique, ainsi que le père de ce dernier, de retour dans sa commune natale du Morne Rouge.

Le père de Jean-Vincent Chardon s’est installé, avec sa femme, à Saint-Quentin en Yvelines, après une carrière militaire qui a fait la vie de son fils un véritable périple : naissance en Allemagne, école maternelle en Guadeloupe, école primaire à Montpellier et Besançon, collège et lycée au Kremlin-Bicêtre, études universitaires à Paris. Jean-Vincent Chardon complète.

En 1998, je suis parti pendant un an comme assistant de professeur de français en Grande-Bretagne. J’ai enseigné à des lycéens et à des retraités dans la ville minière de Mansfield. Ça a été un choc anthropologique pour moi. Les jeunes buvaient énormément. Pour séduire une fille, il valait mieux être bourré que de savoir danser comme moi. Je ne me suis jamais senti autant étranger.
 

Après sa maîtrise information et communication, décrochée en 2002, Jean-Vincent Chardon exerce dans une start-up parisienne. Deux ans plus tard, il file à Londres chez Microsoft où il est chargé d’accompagner les annonceurs dans la mise en place de leurs campagnes publicitaires sur internet.

En 2009, un heureux événement vient illuminer la vie de Jean-Vincent Chardon. Il est papa d’une fille prénommée Naya Luena. La maman, Iris, est angolaise. Les deux femmes de sa vie l’aideront bientôt à surmonter son licenciement, après la faillite de la nouvelle start-up qu’il vient d’intégrer. Jean-Vincent Chardon ne se laisse pas abattre. Il se met à son compte et aide également son épouse : elle organise des soirées kizomba, anime un festival de danse, et prend une part active, avec son groupe à pied, dans le carnaval de Notting Hill.

Iris, Naya Luena et Jean-Vincent au carnaval de Notting Hill 2017

Le carnaval 2020 aura-t-il lieu, comme prévu, les 30 et 31 août prochains ? Tout dépend du coronavirus. Au début de la pandémie, le gouvernement britannique avait opté pour la stratégie de l’immunité collective. Mi-mars, le premier ministre Boris Johnson change de cap, avant d’être lui-même infecté et hospitalisé.
Jean-Vincent Chardon ne cache pas sa colère.

Je n’attendais rien de quelqu’un qui a colporté des idées aussi ridicules que celles qui ont abouti au Brexit. J’écoutais France Inter le matin et regardais la BBC le soir. C’était le jour et la nuit. Du coup, je calquais mon comportement sur les directives françaises.
 

Aujourd’hui, Jean-Vincent Chardon affronte la crise sanitaire dans une situation inconfortable. Le 7 avril dernier, il a perdu son emploi à nouveau. La start-up qu’il avait rejoint en 2015 lui a annoncé sans ménagement son licenciement par visioconférence. Il explique.

Je travaillais à Londres pour cette start-up américaine depuis 5 ans. Ça a été un coup de massue. Le système est brutal. En pleine crise sanitaire, me voilà en train de chercher du travail et de m’exposer. Mais je n’ai pas peur. Je prends des précautions. Je suis plus inquiet pour mes proches que pour moi.

Anthony, Iris, Naya Luena et Jean-Vincent à Londres en juillet 2019

Parmi les proches de Jean-Vincent Chardon, il y a sa femme et sa fille, Iris et Naya Luena, mais également son frère cadet, Mathieu, qui vit en Irlande, et sa petite sœur, Maeva, qui réside en Suède, avec ses deux enfants Alicia et Timeo, âgés de 8 et 11 ans. Maeva Chardon est née également en Allemagne et a suivi le même itinéraire que ses frères. A Paris, elle fait des études en architecture et dans les arts décoratifs. En 2003, elle s’inscrit à l’université de Malmö dans le cadre du programme Erasmus. Elle se souvient.

Les Suédois sont innovants et créatifs en design. Les Danois sont très forts en architecture. Suède, Danemark, Finlande, Norvège, je connaissais la réputation des pays scandinaves dans ces domaines. C’était également l’occasion d’apprendre l’anglais.

Maéva Chardon.

De retour en France, diplômes en poche, Maeva Chardon fait ses armes dans un cabinet d’architecte parisien. En 2007, après quatre ans de bons et loyaux services, elle plaque tout et part retrouver son petit ami de l’époque à Malmö (Suède).

C’est le début d’une nouvelle vie. Elle apprend le suédois et recherche un emploi. Six mois plus tard, Maeva Chardon est embauchée dans un cabinet d’architecte de la ville. Elle y restera dix ans, avant d’être débauchée par une agence concurrente. Elle lui fait une meilleure offre financière et lui octroie plus de responsabilités. 

Aujourd’hui, en pleine crise sanitaire mondiale, alors que la Suède continue de parier sur l’immunité de groupe et de refuser le confinement, Maeva Chardon préfère rester à la maison et faire du télétravail, comme une partie de ses collègues.

Le gouvernement n’impose pas le confinement et laisse le choix aux gens. Au début, j’étais un peu sceptique, mais on dirait que ça marche. La situation est néanmoins tendue. Il y a une controverse entre les experts du gouvernement qui disent que ça va et d’autres qui disent qu’il faut des mesures plus strictes.
 

Au trente-huitième jour de confinement, les enfants de Maeva Chardon ont repris le chemin des classes cette semaine, tandis que la fille de Jean-Vincent Chardon reste à la maison. Au Morne Rouge, leur neveu, Anthony Sila-Diop continue de s’appliquer, avec sa mère, la formule du moment : "Rété a kay zot".