43e jour de confinement, une famille martiniquaise, installée à Fort-de-France, Sainte-Rose et Toulouse, prend son mal en patience

Lui rêve de devenir footballeur professionnel et ronge son frein depuis que le coronavirus a mis fin au championnat régional dans lequel il évolue avec l’équipe de Blagnac dans l’Hexagone. Tout comme sa mère en Martinique et son oncle en Guadeloupe, il raconte son quotidien.
C’était le 23 juillet 1989. Pour son dixième anniversaire, Kassav' se produit en Guadeloupe. Le groupe s’offre un grand concert en plein air sur la pelouse du stade des Abymes. La foule vibre au rythme des succès tels que "Zouk la sé sel médikaman nou ni".

Pendant que le public s’amuse, un homme reste concentré sur sa mission. Merlande Laurencin-Felicia est agent de sécurité. Il est chargé de veiller sur le matériel (la grande scène, les éclairages, la grosse sono) arrivé par bateau de Paris quelques jours plus tot.
Merlande Laurencin-Felicia se souvient :

Tout était stocké dans de gros containers. Pendant quatre jours, j’ai monté la garde. Je restais au stade de 18h à 6h. C’était mon premier poste d’agent de surveillance. Par la suite, j’ai travaillé pour l’hôpital de Pointe-à-Pitre, la Sara et différentes sociétés.

L’histoire de Merlande Laurencin-Felicia débute à Fort-de-France où il nait en 1961. Au quartier Renéville où il grandit, le jeune garçon découvre très vite que la vi a sé pa an bol toloman. Sa mère, Lydia Viviès, a beaucoup de mal à trouver du travail.
Il raconte :

Ma mère prenait du fer en Martinique. Elle a voulu s’éloigner. Comme elle avait un frère et deux sœurs en Guadeloupe, elle les a rejoints. J’avais 12 ou 13 ans. On habitait dans une cité à Sainte-Rose. On a connu la misère mais on était heureux. On avait des voisins formidables. On vivait comme des frères et sœurs. J’ai fait ma plus belle enfance ici.

Lydia Viviès multiplie les emplois, passant d’une boutique de vêtements à un supermarché. À 16 ans, son fils arrête l’école pour l’aider à boucler les fins de mois. Il travaille dans une station-service, une porcherie, une société de nettoyage industriel ou encore une entreprise de peinture.
Début 2020, le duo se sépare. Merlande Laurencin-Felicia confie avec peine : "

N’ayant pas d’enfants, je vivais avec ma mère. Le 10 février, après avoir mangé sa soupe, elle ne se sentait pas bien. Je l’ai déposée dans son lit et elle est morte dans mes bras. Il était 19h.

Aujourd’hui, Merlande Laurencin-Felicia est employé, comme agent de surveillance, dans une quincaillerie. Fermée dès le début du confinement, elle a rouvert ses portes jeudi dernier. Le quinquagénaire martiniquais s’y rend avec sérénité.
Il souligne :

"Je travaille deux à trois jours par semaine. Le magasin ouvre de 8h à 12h30. J’ai mon masque et mes gants, mais je n’ai pas peur du Covid-19. La seule personne dont j’ai peur, c’est Dieu. L’homme n’est rien sur terre. D’ailleurs, face à cette maladie, qu’on ait du pognon ou pas, tout le monde est à la même enseigne.

Dans la famille Laurencin-Felicia, il y a également Sandra, la cousine de Merlande. Elle aussi a habité en Guadeloupe. Mais, à la différence de lui, l’île sœur n’a été qu’une étape dans sa vie, d’abord d’étudiante puis d’enseignante du premier degré.
Sandra Laurencin-Felicia est née à la maternité du Lamentin. Elle a quatre mois quand ses parents partent s’installer dans les Yvelines. Six ans plus tard, la famille est de retour. Son père, électricien, ne supportait plus de faire des interventions dans le froid. A cela s’est ajouté le mal du péyi.
Après son bac, Sandra Laurencin-Felicia quitte la Martinique et atterrit sur le campus de Fouillole où elle décroche une licence de physique-chimie. Elle s’inscrit ensuite au CNED, réussit le concours de l’IUFM, se forme pendant un an et devient professeur des écoles.
En 2002, Sandra Laurencin-Felicia obtient son premier poste à Saint-Martin. En 2013, elle enseigne en Guadeloupe. Deux ans plus tard, elle retourne à Saint-Martin et débarque dans une école REP+ (réseau d’éducation prioritaire renforcée).
Elle explique :

C’était compliqué. Il y avait des élèves originaires de plusieurs pays : Saint-Domingue, Jamaïque, Sainte-Lucie, etc. C’était difficile du point de vue de la langue mais aussi de la situation sociale des enfants. Les parents de certains d’entre eux étaient dans le besoin ou en prison.

Le 6 septembre 2017, le cyclone Irma dévaste Saint-Martin causant la mort de 11 personnes. Sandra Laurencin-Felicia est terrée dans son appartement. Elle prend peur lorsque le vent emporte son toit vers 4h du matin. Sinistrée, la jeune femme est évacuée en Martinique.

Depuis février 2019, Sandra Laurencin-Felicia enseigne dans une école primaire de Fort-de-France dans une classe à double niveau : CE2 et CM1. Comme ses collègues, elle assure, depuis le début du confinement, la continuité pédagogique en dispensant des cours à distance à ses 22 élèves. 
Dans le débat sur la réouverture des établissements scolaires le 11 mai, elle indique :

On a envie de retrouver nos élèves parce qu’il n’y a rien de mieux que l'enseignement en présentiel. On sait également que tous les enfants ne sont pas logés à la même enseigne par rapport à l’accompagnement familial. En même temps, ça me parait difficile de reprendre les cours dans l’état actuel des choses. En plus, je suis une personne à risque, je suis asthmatique.

Il ne se passe pas un jour sans que Sandra Laurencin-Felicia ne pense à son fils installé à Toulouse depuis aout 2018. Mathis est en classe de seconde. Trois soirs par semaine, il s’entraine avec l’équipe de football de Blagnac, avec laquelle il disputait jusqu’ici le championnat U16 régional 1.
Le football est la grande passion de Mathis. Il veut devenir professionnel, comme ses idoles : Kylian Mbappé, Christiano Ronaldo, Aaron Wan-Bissaka. Tout a démarré pour lui à Saint-Martin où il voit le jour en 2004. Ses débuts, balle au pied, sont prometteurs. La suite le confirme. Il intègre la sélection U11 (poussin) puis U13 (benjamin) de l’île.
En 2017, lorsque Mathis arrive à Fort-de-France, après les dégâts du cyclone Irma, il signe à l’ASPTT au Lamentin. Très vite, le jeune footballeur est détecté et appelé en sélection U14 (minime) de la Martinique. Avec ses coéquipiers, il s’envole pour un tournoi à… Saint-Martin.Mathis se rappelle :

Ça a été vraiment très spécial pour moi. Je retournais jouer contre mes potes saint-martinois. Mais je me suis adapté. Quand on est sur le terrain, il n’y a plus d’amis. On a fait deux matchs. Ils en ont gagné un et on a remporté l’autre.

Depuis la mi-mars, les compétitions de football sont suspendues, mettant entre parenthèses les ambitions de Mathis.
Fort de ses progrès à Blagnac, il souhaitait retourner au club voisin de Balma, où il a débuté l’an dernier, pour renouer avec le championnat national U17, plus relevé. 
En attendant, Mathis fait contre mauvaise fortune bon cœur :

Je suis les cours de l’école à distance et je continue de m’entrainer. On a droit à une heure de sortie par jour. Alors, je vais courir sur le bord de la route et je fais des exercices d’endurance dans un parking près de chez moi. Je fais aussi de la muscu.

Au quarante-troisième jour de confinement, Mathis s’accroche à son rêve. Il souhaite entrer, un jour, dans un centre de formation d’un club professionnel. Dès que la saison reprendra, il mettra les bouchées doubles. D’ici là, comme sa mère et son oncle, ils se conforment à la formule : "Rété a kay zot".