Dans les coulisses, la troupe s’interroge. Comment danser pour une seule personne ? Comment donner le meilleur de soi-même ? Le directeur artistique D'jessy Alamelu rassure son monde et demande à chacune et chacun de faire comme si la salle était comble.
Soudain la bande-son démarre, appuyée par une section de tambours sur scène. Le spectacle s’ouvre sur une valse de Rosier Audibert, suivie d’un chapelet de biguines, mazurka et haute taille. Les tableaux s’enchainent. Ils racontent la Martinique d’autrefois. La dame reste impassible. Pas un applaudissement. Pas un sourire. Pas un mot.
Une heure plus tard, comme le veut la tradition, les danseurs de Pom'Kanel invitent la spectatrice à monter sur scène pour le final. Elle décline. Le rideau tombe sur cette drôle de soirée. D'jessy Alamelu oublie vite cette "belle négresse" qui a refusé de jouer le jeu. Mais deux semaines après, elle lui écrit. D'jessy Alamelu raconte:
L’histoire de Pom'Kanel se confond avec celle de D'jessy Alamelu. À Basse-Pointe où il voit le jour, sa mère l’inscrit, dès l’âge de 6 ans, dans la troupe de danse Bel Matador, créée par le chorégraphe Emile Saban et son épouse Victorine, chanteuse de bèlè."Quand j’ai lu le fax, je n’en revenais pas. Elle me disait qu’elle était imprésario au Canada et qu’elle invitait Pom'Kanel pour deux mois au Nouveau-Brunswick. Ça a été notre première tournée. Ça s’est très bien passé. Depuis nous avons fait l’Espagne, le Portugal, Haïti, le Japon, les États-Unis, la Russie, la Croatie, la Turquie, la Belgique, et j’en oublie !"
D'jessy Alamelu se souvient :
Si D'jessy Alamelu prend désormais plaisir à danser, il aime beaucoup moins l’école. Après le collège à Basse-Pointe, il s’inscrit en mécanique au LEP du Lorrain. Pendant deux ans, il apprend à réparer des voitures mais abandonne en troisième et dernière année. Il bifurque et suit une formation d’employé de bureau qu’il arrête une fois de plus au bout de quelques mois. D'jessy Alamelu explique :"Nous sommes huit enfants dans la famille. Ma mère nous a tous inscrit à Bel Matador. Franchement, je n’aimais pas danser. Je préférais rester à la maison. Mais en voyant faire ma sœur, j’y ai pris gout. A 14 ans, j’ai monté Pom'Kanel avec elle, mon frère ainé, et des amis. À 16 ans, je me suis produit avec le groupe pour la première fois lors de la communion de la fille d’une de nos danseuses."
Du côté de la danse, en revanche, tout se passe bien. A 17 ans, D'jessy Alamelu est recruté, tout comme sa sœur, par le Grand ballet de Martinique dirigé alors par Jean-Pierre Bonjour. Avec ses nouveaux camarades, il tourne dans les hôtels, rencontre l’immense Loulou Boislaville, puis s’en va deux ans plus tard."Ma mère avait fait ces choix pour moi, mais ça ne me convenait pas. En plus, j’avais un problème pour finir mes études. J’avais une phobie des examens. Dès qu’il y en avait un à l’horizon, j’avais peur d’échouer et je stoppais tout."
En 1989, D'jessy Alamelu remonte le Ballet Pom'Kanel avec l’appui de sa famille et en particulier de sa mère, chargée de confectionner les costumes. La troupe se produit dans les fêtes patronales, les hôtels, et les bateaux de croisières. Les grands voyages s’intercalent dans ce programme bien chargé.
La dernière tournée a lieu en juillet et aout 2019. Le Ballet Pom'Kanel est invité en Belgique et dans différents festivals dans l’Hexagone. Le 16 mars 2020, après l’allocution du président Emmanuel Macron et l’annonce du confinement, la troupe danse en Martinique dans un hôtel des Trois-Ilets. D'jessy Alamelu souligne :
Depuis ce soir-là, le Ballet Pom'Kanel est à l’arrêt. Plus de répétition. Le spectacle pour les 40 ans de la troupe, prévu le mois prochain à l'Appaloosa'Arena au François, est reporté. Les tractations pour une prestation fin juin au Casino de Paris sont suspendues. D'jessy Alamelu précise :"A la fin du spectacle, on invite toujours le public à faire quelques pas avec nous. Mais cette fois les danseurs avaient peur, à cause du coronavirus. On a donc choisi un medley de carnaval et on s’est arrangé pour que les gens restent à bonne distance."
Au cinquante-et-unième jour de confinement, D'jessy Alamelu s’en sort tant bien que mal grâce à l’aide de sa famille. Il a hâte de reprendre ses activités et hâte que les hôtels de l’île rouvrent leurs portes pour faire appel à nouveau au Ballet Pom'Kanel. D’ici là, il s’en tient, comme les danseurs et musiciens de la troupe, au mot d’ordre : "Rété a kay zot"."Nous avons deux semi-professionnels dans le groupe. Ils ne sont plus payés. En ce qui me concerne, je tire mes revenus des cours de danse que je donne et de mes interventions dans les écoles. Aujourd’hui, il n’y a plus rien de tout ça. C’est dur financièrement."