"Paula regarde le monde à travers les jalousies de sa chambre". La première phrase de l’écrivaine Anne Terrier entraîne notre sourire. Les jalousies, ce sont ces lattes de bois permettant de contrôler la lumière du jour et l’air frais dans les maisons de la Caraïbe. N’allons pas supposer qu’il s’agit pour cette grande dame de 98 ans d’extérioriser une quelconque convoitise envers quiconque.
Son poste d’observation lui offre l‘occasion de revenir sur sa longue vie. Laquelle a été marquée par une caractéristique majeure de la société des Antilles dites françaises, la racialisation extrême des relations entre les personnes. Nous ne nous l’avouons pas aisément, mais l’un des traits majeurs des communautés procédant de la colonisation française demeure l’oxydation de la hiérarchie sociale basée sur la couleur de la peau.
À travers l’histoire de Paula, déroulée de manière exaltante par Anne Terrier, nous sommes confrontés à cette réalité. Cette grande dame est une békée héritière d’une famille de distillateurs de Marie-Galante, honorablement connus dans les îles alentour. Une békée d’ascendance indienne qui s’assume.
Mais, en vrai, pas complètement. Paula a la peau claire, ou blanche. Or, son arrière-grand-mère Chandra, dont elle fait la connaissance, enfant, en 1929, est une Indienne à la peau noire. Elle a enfanté Augusta, métisse à la peau foncée. Laquelle a donné naissance à Césarine, métisse à la peau mate.
Les aléas de la biologie ont pourvu Paula d’un épiderme semblable à celui des descendants de colons. Cette peau est cousue comme une carapace lui offrant une forme de protection contre le monde extérieur, dans un milieu à l’abri des contingences matérielles. Les invariants sociaux lui ont transmis les gènes du racisme, fort bien inculqués par son père Gaétan, le pater familias.
Paula a eu du mal, sa vie durant, à s’accommoder à son identité forcément plurielle. D’autant qu’une part d’elle-même lui avait été cachée avant de lui être brutalement exposée. Elle est littéralement traumatisée lorsqu’elle comprend que les femmes de son ascendance n’ont pas la même apparence phénotypique qu’elles, issues qu’elles sont de métissages que l’on pressent forcés ou contraints.
L’hybridation culturelle, une richesse méconnue
Cette saga familiale nous entraîne de Marie-Galante à la Martinique en passant par la Guadeloupe et le Maroc. Terres d’hybridation culturelle, s’il en est. Entre les lignes, Anne Terrier dénonce, fort intelligemment, la persistance des préjugés raciaux en vigueur dans notre archipel. Dans sa postface, elle est explicite : "Le rejet de l’Autre – a fortiori lorsque cet Autre se terre à l’intérieur de soi – ne permet pas de mener une existence sereine dans quelque pays ou région que ce soit".
Nous voulons bien la croire. Martiniquaise par sa mère et Lyonnaise par son père, elle a probablement vécu l’exclusion, les regards interrogateurs, les questions stupides. Mise en garde : ce livre n’est pas un essai anthropologique.
Il s’agit d’une fiction, sachant que dans nos terres de sucre et de sang, le réel est dans l’imaginaire. Et inversement. Quoi qu’il en soit, Paula et ses quatre frères et sœurs ont un défi à relever chaque jour qui passe, à savoir trouver la bonne modalité pour survivre dans un maelström de violences et de convenances.
La solution existe, ou plutôt, l’accommodement. Elle ne le laisse pas lire, mais au fond, Anne Terrier est une optimiste qui nous convainc, qu’en dépit des apparences, l’espérance en un monde débarrassé des clivages socioraciaux est possible. Et souhaitable.
"La nuit, tu es noire, le jour tu es blanche", Editions Gallimard, collection "Continents noirs", 2024, 229 pages.