Destruction de statues : "sortir du déni actuel et de la réaction un peu émotionnelle", commente Louis-Félix Ozier-Lafontaine socio-anthropologue

Louis-Félix Ozier-Lafontaine, sociologue et anthropologue martiniquais
"Il est impératif de refuser tout commencement de barbarie", commentaire de Louis-Félix Ozier-Lafontaine. Le sociologue et anthropologue de Martinique analyse le comportement des activistes RVN qui ont déboulonné plusieurs statues, considérées comme des "symboles colonialistes".  
Depuis plusieurs mois, la Martinique est secouée par des actions spectaculaires conduites par des activistes Rouge-Vert-Noir "déterminés" comme ils l'affirment eux-mêmes. 

Tout a commencé fin 2019, et de façon récurrente aux portes de plusieurs hypermarchés du Groupe Bernard Hayot pour réclamer à l'industriel "réparation" selon euxà cause de la pollution des terres agricoles par des pesticides depuis les années 7O.
 

Déboulonnages en série

  
Puis les RVN ont décidé d'investir l'espace public, en détruisant des statues qu'ils considèrent comme étant des "représentations coloniales". Il y a eu d'abord celle de Victor Schoelcher le 22 mai 2020 (à Fort-de-France et dans la ville de Schoelcher). 

Le week-end dernier (dimanche 26 juillet), ce sont les reproductions de Joséphine de Beauharnais et de Pierre Belin-Desnambuc qui ont été ôtées de leur socle sur la place de la savane, au coeur de la ville foyalaise.

Des plaques de plusieurs rues comme celle de Victor Hugo ont également été arrachées. Ce nouvel épisode intervenait quelques jours après des affrontements tendus avec les forces de l'ordre, devant le commissariat de la police nationale à Fort-de-France.
Une enquête est en cours.
 

L'opinion est très divisée


Face à ces agissements intolérables pour certains et compréhensibles pour d'autres, l'opinion est très divisée, tant sur la forme que sur le fond, des actes que le premier Ministre Jean Castex "condamne très fermement" dans un tweet daté du 27 juillet 2020.

Je condamne très fermement les actes de vandalisme commis à Fort-de-France.
La violence, fut-elle symbolique, et la haine ne feront jamais progresser aucune cause.

Jean Castex (via Tweeter - 27 juillet 2020)


Pour le ministre des Outre-mer, Sébastien Lecornu, "ces destructions sont l'action inadmissible d'une minorité violente".

Analyse de l'anthropologue et sociologue Louis-Félix Ozier-Lafontaine 


Regard en 6 questions, de Louis-Félix Ozier-lafontaine, sociologue et anthropologue martiniquais, sur ces actes à répétition, lesquels nourrissent polémiques et tensions interpersonnelles.   

1.
Ces épisodes perpétrés par les activistes Rouge-Vert-Noir auxquels on assiste depuis plusieurs mois, étaient-ils prévisibles ?


L-F Ozier-Lafontaine :
Depuis assez longtemps déjà, les sociologues et les anthropologues qui mènent des travaux d'investigation concrets en Martinique auprès de groupes, ont été confrontés plus d'une fois, au haut degré de défiance des jeunes adultes, vis à vis du système sociétal. Certains de ces spécialistes l'ont maintes fois dit, écrit et fait savoir aux autorités.

Cette défiance et les transgressions qui l'expriment quasiment en permanence sont telles, que l'on peut considérer l'équilibre sociétal ici, comme très instable.
La Martinique est une société anormalement entropique, c'est à dire propice a  générer en excès, toutes sortes de crises et de désordres. La situation actuelle est un de ces exemples de désordre structurel.


2.
Où est la frontière entre les préoccupations mémorielles des activistes et les revendications politiques qui se dessinent en filigrane ?

L-F Ozier-Lafontaine :

Lorsque l'on étudie avec rationalité les discours des "activistes" (l'appellation n'est pas de moi), on relève 4 ou 5 grandes thématiques. Mais personnellement, je n'ai pas identifié jusqu'ici, de revendications politiques, claires, favorable explicitement a une transformation institutionnelle du statut de la Martinique.
Ils  expriment des visions, mais pour autant, ne déclarent pas de parti pris ou d'options politiques.


3.
Des destructions, des remises en cause, des injonctions et actions spectaculaires, parfois choquantes (comme l'enchaînement du maire de Fort-de-France), avec des séquences accompagnées dans certains cas de commentaires racistes et d'injures : est-ce inquiétant pour la démocratie en Martinique ?


L-F Ozier-Lafontaine :
S'agissant de leurs méthodes, les activistes se réclament très clairement d'un pouvoir auto-octroyé : celui de recourir de façon délibérée et affichée, à la pratique d'actes illicites violents, non conformes aux règles de la démocratie formelle.
Mise a part l'agression a l'encontre du maire de Fort-de-France, jusqu'ici, cette violence s'est exercée contre des biens.


4.
Le risque d'un chaos est réel selon vous, à cause d'"amalgames" et de ces méthodes jugées "radicales", ce que déplorent plusieurs personnalités et une partie de la population ?


L-F Ozier-Lafontaine :
La crise que nous vivons est malheureusement pleine de risques, car comme toute crise de l'irrationnalité, domine tout, falsifie tout. Il est illusoire de penser que dans les temps actuels, une société puisse véritablement accéder immédiatement à une voie de progrès, du seul fait d'un mouvement social minoritaire.
Ceci n'exclut pas, bien entendu, d'autres scénarios futurs. L'intensité du désordre actuel, pourrait par exemple s'accroître, ou le nombre d'adeptes de ce mouvement pourrait aussi s'étendre. Rien n'est certain.


5.
S'agissant du profil des RVN (Rouge-Vert-Noir), qui n'ont fait valoir aucun projet politique à ce jour, sont-ils jusqu'au boutistes ou juste manipulés comme on l'entend ici où là ? 


L-F Ozier-Lafontaine :
En tous cas, je ne crois pas fondée l'hypothèse que les activistes seraient manipulés par des personnes dissimulées, plus expérimentées et plus stratèges qu'eux.
Certes, comme dans tout mouvement social, il y a sans doute parmi eux, des influenceurs. Pour autant, ce ne sont pas des gourous comme des commentateurs tendent à l'insinuer.

Les activistes apparaissent comme des personnes auto-déterminées à penser et à agir sur le monde, sous un angle qu'ils ont eux-mêmes choisi. 
Cet angle englobe spécifiquement une certaine lecture de l'histoire de l'esclavage et de la constitution de l'identité culturelle martiniquaise.


6.
Dans ce contexte, comment rétablir la sérénité et faire le lit d'un "vivre ensemble" durable ?


L-F Ozier-Lafontaine :
Chaque citoyen est libre de partager ou de réprouver leurs méthodes, leurs idées et leurs revendications.
De mon point de vue, pour ne parler que des méthodes, celles-ci sont contraires à ce qui est essentiel aux sociétés contemporaines, à savoir : le besoin d'une éthique collective orientée sur l'humanisation,
c'est à dire dépourvue de domination et surtout plus égalitaire.

Or, notre société en a bien besoin pour trouver la sérénité qu'il faut, afin de se construire une autre destinée. Ce qui est le plus partagé par la jeune génération (toutes catégories confondues), c'est son sentiment (avoué) d'insupportabilité, face aux dominations ambiantes, en particulier celles marquées par la racialité.

"Sortir du déni actuel et de la réaction un peu émotionnelle"


Pour créer les conditions de cette sérénité, il faut sortir du déni actuel et de la réaction un peu émotionnelle de ces jours-ci. Il y a lieu de rappeler, et c'est le rôle du sociologue de le faire avec neutralité, que, comme les activistes, d'autres jeunes adultes martiniquais alertent eux aussi l'opinion par leurs discours ou leurs comportements.

Il s'agit des nombreux jeunes contraints à l'émigration, et également ceux des chômeurs de longue durée, agglutinés par milliers dans les bourgs et les quartiers. Tous déclarent, mais de façon différente,   les mêmes ressentis de dépossession collective et d'exclusion du pays Martinique.
Tous déplorent le dépérissement démographique de l'île et le règne d'une impunité systémique, par rapport à l'empoisonnement au chlordécone. Tous dénoncent une société racialisée, à la dérive, avec une élite égoïste et centrée sur ses propres avantages.

"Le sang froid reste quand même de rigueur"


Depuis deux ou trois années, telles sont les opinions qui s'imposent à nous lors de nos investigations, et qui nous annonçaient une possible radicalité de certaines catégories de jeunes.
Face aux tumultes actuelles, le sang froid reste quand même de rigueur, mais aussi la clairvoyance et surtout le désir de changement pour dépasser la crise actuelle.

Continuer a être inactif ou a faire semblant face a cette situation de crise sociale, culturelle et d'insertion de notre jeunesse, c'est se condamner à toujours subir crise sur crise. Bien avant les événement récents, la réalité c'est que la Martinique n'allait déjà pas bien. Et le mal développement sévissait, ce qui a approfondi l'exclusion d'une partie de notre jeunesse.

"Entamer un vaste chantier" 


La longue crise et le mouvement social de 2009 le signifiaient déjà : le modèle d'organisation et de développement de notre société doit être transformé, car il est profondément nocif.
A l'abri du déni, il produit déjà tout autant de la désespérance et de la rage, de la dépendance et de la dépossession, de l'intolérance et de l'l'égoïsme, de la violence et de la barbarie. En un mot, il conduit a des chemins de déchéance sociétale.

"Le dialogue"

 

Certes, il est impératif de refuser tout commencement de barbarie, d'où qu'il vient. Mais notre intérêt de martiniquais serait d'entamer un vaste chantier très ouvert à toutes les générations, en particulier aux jeunes adultes.

Et c'est peut-être là, en instaurant dans nos campagnes, nos bourgs et nos villes, des manières nouvelles de dialoguer et de concerter autour d'un projet alternatif, que se trouvent les voies de la ré-appropriation de notre pays qui font si tellement défaut.

Quel qu'en soit le prix et les blessures d'orgueil, le dialogue entre générations et entre catégories humaines, reste une de ces voies majeures.

Louis-Félix Ozier-Lafontaine 

A propos de Louis-Félix Ozier-Lafontaine

Louis-Félix Ozier-Lafontaine est à la fois un anthropologue et un sociologue de Martinique.
Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont : Les Antilles en colère (2010), Dans la fourche des deux rivières (2006), ou encore Martinique, la société vulnérable (1999).