Mardi 16 avril 2024, la faculté des lettres du campus de Schoelcher de l’Université des Antilles a été dénommée "Faculté Jean Bernabé". Une idée enfin concrétisée pour laisser une trace indélébile de l’œuvre de ce pionnier martiniquais du créole dans le monde, disparu en avril 2017.
Professeur agrégé de grammaire et docteur en linguistique, il a porté une contribution essentielle aux recherches sur la langue créole. Il a notamment proposé, en 1975, un système d’orthographe pour transcrire "notre langue co-maternelle", comme il disait. Son système a été adopté par ses homologues dans plusieurs pays où le créole est utilisé.
Au même moment, se tenait un colloque sur la vie et l’œuvre de René Ménil. À l’initiative de sa veuve, Geneviève Sézille-Ménil. Cette rencontre a été organisée à Tropiques Atrium à l’occasion du 20e anniversaire de sa disparition, en août 2004.
Des intellectuels de renom honorés
Né en 1907, le philosophe René Ménil a imprimé son empreinte dans l'histoire intellectuelle de Martinique. En plus d’enseigner sa discipline au lycée Schoelcher, il a été un producteur d’idées et de concepts. Une trajectoire initiée en 1932, à Paris, où il suit ses études. Ménil et quelques compatriotes lancent la revue, Légitime Défense.
Cette revue d’inspiration marxiste est le premier texte anticolonialiste de Martinique. Ses rédacteurs y dénoncent le colonialisme et le risque représenté par l’assimilation pour l’identité antillaise. Étienne Léro et son frère Thélus Léro, Jules Marcel Monnerot, Michel Pilotin, Maurice Sabas Quitman, Auguste Thésée, Pierre Yoyotte et sa sœur Simone Yoyotte, prennent des risques.
De fait, René Ménil voit sa bourse supprimée. Il revient au pays natal et participe activement à la lutte syndicale en défense des ouvriers à la CGT. Il devient rapidement un cadre du futur parti communiste. Son orientation marxiste et surréaliste le rapprochera d’Aimé Césaire, un collègue professeur de lettres au Lycée Schoelcher, de six ans son cadet.
Lutter contre l’aliénation multiforme
Dans la nuit noire du gouvernorat de l’Amiral Robert, René Ménil, Aimé Césaire et son épouse Suzanne Roussi Césaire fondent en 1941 la revue Tropiques. Leurs articles et ceux de leurs amis - Georges Gratiant, Étienne Léro, Lucie Thésée, Aristide Maugée - contribuent à l’affirmation de l’originalité de la culture martiniquaise.
Un combat de toute une vie pour Aimé Césaire, dont le 16e anniversaire de la disparition, le 17 avril 2008, a été célébré discrètement.
Que dire sur Césaire qui n’a pas déjà été dit et répété ? Il n’a pas été forcément suivi de son vivant. Le sera-t-il désormais ? Parfois incompris, souvent attaqué, il aura laissé un immense héritage, celui de la fierté martiniquaise.
Tout comme Frantz Fanon, beaucoup plus connu et révéré hors de nos frontières qu’en son pays. Le révolutionnaire, sur le plan politique et médical, a reçu un énième hommage, jeudi 18 avril 2024, à l’hôtel de ville de Schoelcher. Raphaël Confiant, Daniel Boukman, Raphaël Constant ont retracé un parcours singulier.
Savoir joindre le geste à la parole
Celui d’un homme dont la courte vie, jusqu’à son décès à l’âge de 36 ans en décembre 1961, a jeté les bases de la réflexion sur la manière de combattre l’aliénation mentale, culturelle et politique par l’action révolutionnaire. Il avait choisi l’Algérie comme terrain d’engagement, mais il a largement inspiré les mouvements de libération dans de nombreux pays dominés en Afrique, aux Amériques, au Moyen-Orient.
Il existe un point commun entre ces quatre intellectuels de haut parage. Ils n’ont pas hésité à être aussi bien des théoriciens que des acteurs du changement. Ils ont appliqué les idées qu’ils professaient. Et ceci dans le même souci de lutter contre les ravages de la déshumanisation du colonisé, chacun à sa manière.
Que diraient ces grands intellectuels s’ils vivaient à notre époque ? Notre temps est celui de la prééminence de l’émotion sur la réflexion, de la supériorité de la rumeur sur l’information, de la toute-puissance du sentiment sur la réflexion. La Martinique des années 2020 est confrontée à son incapacité collective à s’émanciper de toutes les tutelles qui l’encombrent.
Césaire dépeint cet état d’esprit dans son poème Calendrier lagunaire.
(…) j’habite donc une vaste pensée / mais le plus souvent je préfère me confiner dans la plus petite de mes idées / ou bien j’habite une formule magique / les seuls premiers mots / tout le reste étant oublié.
Aimé Césaire, "Calendrier lagunaire"
Tout est dit, tout est écrit dans les nombreux essais, articles, romans et poèmes de Jean Bernabé, René Ménil, Aimé Césaire et Frantz Fanon. Les lire ou les relire, inlassablement, constitue certainement le meilleur hommage que nous puissions leur rendre.