Radiations des listes électorales spéciales: le point de vue d'une juriste

Afin d'enrichir le débat sur la question de la radiation éventuelle de 6720 électeurs des listes électorales spéciales en vue des Provinciales, Anne Gras, avocate, ancienne directrice de la R.J.P.E.N.C. revient sur l’arrêt Oesterlin II de la Cour de cassation du 12 décembre 2013. Contribution.

L’arrêt Oesterlin II de la Cour de cassation du  12 décembre 2013 : Une hirondelle qui annonce le printemps ?


En appelant à l’esprit de l’Accord de Nouméa, et à la responsabilité de chacun, le Premier Ministre Jean-Marc Ayrault vient de déclarer:"  L’examen de la condition d’installation en la Nouvelle-Calédonie en 1998 devra être conduit avec un soin particulier, sur la base de la consultation de la liste électorale générale de 1998 ou de tout élément établissant cette installation".
Les commissions administratives spéciales,  présidées par un magistrat désigné par le président de la Cour de Cassation vont, dans les tous prochains jours, commencer à établir, par bureau de vote, la liste spéciale qui permettra de voter aux élections provinciales, dans les très brefs délais légaux impartis.
Quelles sont leurs possibilités d’accompagner, en toute légalité, transparence, équité  et sécurité juridique la Constitution (orientations de l’Accord de Nouméa et l’article 77 révisé en 2007), tout en suivant les pistes jurisprudentielles ouvertes par l’arrêt Oesterlin II de décembre 2013 ?
Cet arrêt est d’une certaine importance car il est publié au bulletin de la Cour Cassation. Il rejette, pour la seconde fois, le recours de Mme O. , résidant depuis  1984 en Nouvelle-Calédonie,  mais n’ayant été naturalisée française qu’en 2009. Mme O. demande en effet depuis plusieurs années son inscription sur la liste électorale spéciale (élections provinciales et des membres du congrès), celle qui reconnaît la qualité de citoyen calédonien (avec la priorité à l’emploi local qui en découle), y compris pour ses descendants.
Cette fois-ci, procédant à une analyse fine, « au cas par cas », la Cour ne fait plus référence au motif de rejet qu’elle utilise systématiquement depuis l’arrêt Jollivel de 2011 : « ni d’ailleurs celle d’avoir été inscrite sur la liste électorale générale de 1998, condition préalable à l’inscription sur la liste spéciale », qui fait l’objet de tant de débats et serait à l’origine  des demandes de radiations en nombre annoncées.
 
Une certitude, des interrogations

Une évidence à ce jour avec , désormais:
- la certitude que le point de référence retenu par la révision constitutionnelle de 2007 pour déterminer le corps électoral gelé, c’est-à-dire le tableau annexe des personnes non admises à la consultation du 8  novembre 1998,  n’a pas d’existence ( même s’il était prévu par les textes de l’époque)
- et l’intérêt porté par la Cour  dans ses attendus résumant les moyens de Mme O. au fait que « la situation ne pouvait être anticipée par le citoyen », en 1997.
Les lignes bougent, alors que, dans quelques jours, débutent les travaux des commissions administratives spéciales.
A calendrier électoral annoncé inchangé, c’est, dès la première quinzaine de mars, l’envoi des demandes des justificatifs à certains électeurs dont la radiation pourrait être envisagée, qui donnera les premiers indices sur le sens et la portée qu’accordent les commissions administratives spéciales aux évolutions en cours
Est-ce que cet arrêt ne simplifiera  ce qui est attendu comme  preuve en matière de droits à être inscrit sur la liste spéciales (en abandonnant l’exigence d’inscription sur la liste électorale générale de 1998? ) que pour ceux que remplissaient les conditions pour voter à la consultation du 8  novembre 1998. Et, si oui, dans quelles limites ? Est-ce qu’il étendra ses effets aux personnes durablement installées en Nouvelle-Calédonie avant novembre 1998 et inscrits sur la liste spéciale avant la révision constitutionnelle de 2007 ? Quid des personnes durablement installées en Nouvelle-Calédonie avant novembre 1998 et ayant plus de 10 ans de territoire en 2007 mais inscrits sur la liste spéciale après la révision constitutionnelle de 2007 ?
Après l’intervention du Premier Ministre, une autre certitude ; il s’agira d’un examen au cas par cas, comme le mérite l’enjeu !
Un conseil en tout cas aux électeurs citoyens et futurs citoyens calédoniens : rester facilement joignable par courrier pendant cette période...
 
Un peu plus de détails :

L’apport de l’arrêt Osterlin II est tout état de cause de préciser que :
- la naturalisation, condition d’inscription sur la liste électorale générale et la liste spéciale, n’a pas d’effet rétroactif. 
- si quelqu'un ne remplissait pas les conditions pour pouvoir voter à la consultation du 8 novembre  en 1998, son cas n'a pas besoin d'être examiné plus avant: Madame O. n’ayant été naturalisée qu’en 2009, inutile de rechercher  plus avant si elle  figurait ou non sur la liste électorale de 1998.
- le grief de rétroactivité illégale avancée par la requérante ne tient pas, puisque la modification  de la Constitution en 2007  ne porte que pour les consultations postérieures : celles de 2009, 2014, voire 2019.
Pas de remise en cause des scrutins passés…ce dont personne ne doutait sérieusement d’ailleurs. 
La Cour de Cassation n’écrit pas les lois à la place du législateur, elle répond aux arguments des requérants ; sinon, ce serait le « gouvernement des Juges ».
 Il est donc difficile de déterminer avec certitude les effets (levier ?) de  cet arrêt de 2013.
 
Quelques autres évolutions possibles sont ainsi à suivre, dont la réalité et  la portée ne sont pas cependant pas sérieusement  établies à ce jour :
 
1) La Cour de Cassation pourrait considérer désormais que,  pour les personnes relevant du « a) » de l’article 188 , remplir les conditions pour être inscrites au scrutin du 8  novembre 98,  serait suffisant  pour figurer et demeurer sur la liste spéciale.
Cela concernerait les personnes qui avaient plus de 10 ans de territoire en 1998, ou avaient quitté la Nouvelle-Calédonie pour des raisons prévues par la loi, comme des motifs d’études, par exemple.
2) Sous toutes réserves là encore, l'arrêt de décembre 2013 pourrait préfigurer ainsi, de façon très dérogatoire au droit électoral « classique », la notion de « droits acquis » en matière d’inscription sur les listes spéciales pour les  personnes inscrites sur la liste électorale spéciale avant la révision constitutionnelle de 2007, au titre du « a) » de l’article 188, sans avoir été inscrites sur la liste générale de 98 (si elles figurent toujours  sur la liste générale l’année de l’élection bien sûr) . Idem pour leurs descendants.
Le fait que l’inscription sur la liste spéciale entraîne la qualité de citoyen calédonien, avec toutes ses conséquences en matière de priorité à l’emploi local, pourrait justifier cette reconnaissance de « droits acquis». 
3) Bien que ce ne soit pas exclu (à suivre ces prochains jours) , car procédant de la même logique de non rétroactivité de la révision constitutionnelle de 2007, l’arrêt  du 12 décembre 2013 ne précise pas si les électeurs ayant eu 10 ans de territoire avant fin 2006 (c’est-à-dire relevant du « b» de l’article 188), inscrits sur la liste électorale spéciale avant la révision constitutionnelle de 2007, sans figurer sur la liste générale de 1998, bénéficieraient quant à eux d’un « droit acquis » à y demeurer pour les élections à venir, ainsi que leurs descendants. 
La question n’était pas posée à la Cour de Cassation dans le pourvoi « Mme O.« II » de 2013 : la réponse ne peut donc être certaine
4) L’arrêt de 2013 ne donne enfin aucune piste sur la pérennité de la jurisprudence Jollivel, si rigoureuse pour les personnes durablement installées en Nouvelle-Calédonie après le scrutin du 8 novembre 1998 et non inscrites sur la liste spéciale avant la révision constitutionnelle de 2007  : les débats vont également continuer sur ce point crucial, dans des délais très courts….
Car la prise de conscience que la référence textuelle par la Constitution, révisée en 2007,  à un tableau annexe des non admis à voter en 1998,  dont il est désormais certain qu’il n’a pas existé cette année-là, interpelle pour le moins : qui dit que la  Cour de cassation ne pourrait pas, faute de point de référence incontestable et accessible,  là aussi infléchir sa position récente, en acceptant plus largement de recourir à tous indices utiles d’une installation durable en Nouvelle-Calédonie avant la consultation du 8 novembre 1998, suivie de 10 années de résidence ou assimilée. La volonté des auteurs de la révision constitutionnelle de 2007 ne serait pas forcément trahie !
 
Anne Gras
Avocat,
Ancienne directrice de la revue juridique, politique et économique de Nouvelle-Calédonie (RJPENC)