Scène inhabituelle de pardon
A la douleur de la perte d’un proche, se mêle la compréhension pleine d'humanité d’un acte dramatique non prémédité. La scène est rare. Au sortir de l'audience, les sœurs du défunt, Toussaint Bouanaoué, réconfortent celui qui a renversé et tué, un soir de sortie alcoolisée entre amis, leur frère. Dans un sanglot partagé, elles prennent également dans leurs bras les parents divorcés du jeune homme, âgé aujourd'hui de 20 ans. "Courage à vous" parviennent-elles à souffler. Au tribunal, la famille de la victime n'a fait aucune demande, malgré la perte tragique de leur proche. Le prévenu leur avait adressé ces mots juste avant le jugement : "je suis désolé d'avoir pris la vie de quelqu'un d'aussi important à vos yeux. Au plus profond de moi, je suis triste et désemparé ".
Rappel des faits
Le 3 février 2019, à 23h30, sous la pluie, Toussaint vêtu d’un tee-shirt jaune traverse sur un passage piéton éclairé par deux lampadaires à la Baie des Citrons. Il est bien visible au milieu de la chaussée et a le temps de lever les bras avant d'être fauché par un jeune homme de 19 ans. Ce dernier a fêté l'anniversaire de son père le midi, partagé une bouteille de vodka avec deux autres amis et consommé du cannabis (0,45 nanogrammes par mililitres dans le sang) dans l'après-midi, et bu quatre à cinq pressions en boite de nuit sur la Baie des Citrons en soirée. A 23h30, après avoir demandé à être raccompagné par un ami, il a finalement pris le volant accompagné par un autre ami en direction de l'Anse Vata pour poursuivre la soirée. Il dit rouler entre 50 et 60 kilomètre/heure mais les témoignages des amis de Toussaint qui ont assisté à la scène ce soir-là, laissent penser que la vitesse était plus importante. Ce que concède son avocat durant l'audience. Le conducteur et son passager sont pris à partie, mais le jeune homme au volant reste et appelle les secours deux minutes après le choc qui coûte la vie au personnage emblématique des baies de Nouméa, à 62 ans.
Le profil du prévenu
Questionné par le président du tribunal correctionnel, le prévenu raconte ce qu'il a vécu après les faits dont il est responsable.
"Cela a été très dur, les 48 heures de garde à vue. C'était très long, j'étais désarmé, je ne réalisais pas. Par la suite, j'ai perdu le moral, je ne voulais plus rester chez moi et voir ma famille " commence t'il. Sa voix se brise. " J'ai essayé d'évoluer, de grandir, d'avancer quand même. J'ai été suivi par un psychiatre et une infirmière. Ca m'a beaucoup aidé à comprendre comment j'étais arrivé là. Ca m'a permis de retrouver le sommeil, de retourner en cours, et d'avancer ".
Le prévenu
Son passé est évoqué : le divorce de ses parents, un renfermement, la suspension de son permis deux roues pour conduite en état d'ivresse. Le procureur insiste sur l'aspect volontaire de l'accident mortel qu'il a causé, la conduite du véhicule de son père en ayant conscience de sa consommation d'alcool, "une vitesse excessive dans un endroit aussi fréquenté et potentiellement dangereux que la Baie des Citrons et la gravité des faits, la mort d'un homme". Il requiert trois ans d'emprisonnement dont un an avec sursis et mandat de dépôt.
La plaidorie de la défense
Dans son intervention, Maître Calmet exhorte le tribunal à éviter tout amalgame avec l'affaire Molina, cette jeune femme percutée par une voiture et laissée abandonnée par un chauffard sur la route à l'Anse Vata. Elle était décédée des suites de ses blessures. Il insiste sur le comportement différent de son client au moment des faits, et pendant la procédure durant laquelle il sera toujours coopératif. Un client "inséré avec un projet de poursuite d'études", admis en école de marketing, de commerce, et de communication digitale en métropole à Lyon.
"Il faut être juste par rapport aux faits. J'ai vu son évolution, il a passé ses examens médicaux et psychologiques, il a un parcours étudiant. Excuser ? Jamais. Expliquer ? Oui. Il y a son contexte familial, son rapport avec son frère. Ses professeurs parlent d'une période difficile mais d'un élève excellent. Je n'ai pas un seul mot négatif de tout son entourage. Il est profondément gentil et équilibré, même si sa vie est plus ou moins cabossée. L'envoyer au Camp-Est, c'est si vous voulez le détruire, en faire un petit. La gravité des faits est réelle, mais ce n'est pas la solution. Un bracelet électronique, une prison à l'extérieur du Camp-Est est possible" Maître Calmet, avocat de la défense
Une proposition retenue par le tribunal dans son jugement : trois ans d'emprisonnement, deux avec sursis, et "l'année ferme éxécutée sous le régime de la surveillance électronique" en dehors du Camp-Est.
Le souvenir de Toussaint évoqué
Au cours de l'audience, à la demande des frères et soeurs de Toussaint, le bâtonnier de Nouméa, Olivier Mazzoli, a pris la parole pour parler de la vie de la victime.
Le reportage de Martin Charmasson et Laura Schintu"Toussaint, c'était une figure, une mascotte, un emblème. Il transpirait la gentillesse et avait toujours un mot sympathique pour les habitués des baies, qu'ils soient noctambules ou passants de la journée. La douleur de la famille est là. La vie de leur petit frère a été prise. Ce sont six frères et soeurs qui ont tous grandi à Belep. A l'époque, il y avait 500, 550 personnes sur cette île de l'extrême nord. Il a passé son enfance là-bas, pêché son premier poisson, connu ses premières soirées, sa première petite amie.
Ensuite, il est parti à l'armée, puis s'est retrouvé marin, matelot sur un cargo mixte. Après un accident du travail, il a été déclaré inapte. Il est venu sur la Grande Terre, et s'est installée dans une cabane à côté du terrain de pétanque du Ouen Toro. Il est devenu une figure bien connue. Aujourd'hui, il y a cette douleur très vive de ses soeurs, de ses frères. Ils étaient réunis autour de lui une semaine avant qu'il ne décède.
Toussaint, c'était quelqu'un de très accueillant et investit dans sa communauté. Il se rendait à Belep pour toutes les activités coutumières, de sa tribu, de son clan, au moment des deuils. Sa famille aurait préféré le voir mourir de sa "belle mort". Cette mort dans un accident lui retire l'occasion de lui dire qu'elle l'aimait. Elle est victime, elle aussi, par ricochet et ressent une immense tristesse de ne pouvoir l'accompagner dans ses derniers moments " Olivier Mazzoli, bâtonnier du barreau de Nouméa.