Ils ne sont pas agents de sécurité, mais agent d'entretien, maçon ou encore responsable de magasins. Leur point commun ? Une volonté de protéger, coûte que coûte, commerces, pharmacies ou encore centre médical. Bien conscients que les forces de l’ordre ne peuvent pas intervenir partout et tout le temps, ils se sont improvisés des postes de surveillance, aux portes des commerces qui leur permettent de vivre au quotidien.
Plannings de surveillance
Orlando travaille depuis presque deux ans, pour la chaîne de supermarchés Korail. Jamais il n’aurait cru un jour que la blague : “Il y a tellement de travail qu’on va finir par dormir sur place” devienne son quotidien.
Au troisième jour des émeutes, ses collègues et lui ont pris l’initiative d’unir leurs forces pour protéger le magasin de Normandie, ouvert un mois avant le début des évènements. Plus qu’un magasin, c’est un emploi qu’Orlando a voulu conserver. “C’était un mercredi. On est venus la journée, on restait sur le parking avec plusieurs collègues, pour faire acte de présence, parce que la veille, le Korail du Pont-des-Français avait été pillé et saccagé” se souvient le responsable du rayon surgelés.
Cette initiative de protection s’est décidée de façon spontanée. Via un groupe de discussions sur les réseaux sociaux, ces hommes et ces femmes se sont organisés minutieusement, créant même des plannings horaires pour assurer une surveillance à toute heure du jour et de la nuit.
Le soir, on était une quinzaine. Une moitié dormait de 22 heures à 3 heures et une autre équipe tournait jusqu’au lever du jour. On était à l’extérieur dans les abris de jardin du magasin d’à côté, c’était nos dortoirs.
Orlando, responsable du rayon surgelés à Korail Normandie
“Comme tout homme, on était en panique”
Livrés à eux-mêmes, dans le froid, à l’extérieur du magasin, Orlando se rappelle de ces moments drôles et décalés mais aussi complètement terrifiants. “Il n’y avait pas encore de couvre-feu au début. Les véhicules passaient avec des hommes cagoulés à bord et ralentissaient. Ils nous menaçaient en disant de se préparer car ils allaient tout brûler" se souvient le père de famille.
Laissant à contre-coeur sa femme et ses trois enfants à la maison, Orlando a vécu à ce rythme pendant plus d’un mois. Partagé entre tristesse et colère, il n’a pourtant rien lâché. “J’avais envie de leur répondre, mais il faut prendre sur soi pour éviter d'avoir des représailles. On avait peur qu'ils passent à l'acte le soir si on répondait” avoue-t-il.
Plus au sud du territoire, au Mont-Dore, la commune subit de plein fouet les exactions et les affrontements depuis la mi-mai. À La Coulée, le centre commercial, qui accueille également une poste et des professionnels de santé, est protégé 24/24h et 7/7 jours depuis le 13 mai dernier. “Personne ne nous a demandé de le garder mais en vivant sur la commune, on est habitués à tout ça” confie un habitant de la Corniche. Plusieurs soirs par semaine, il prend sa garde sur le parking du centre accompagné de dizaines de personnes, “toutes ethnies confondues” précise-t-il. Les heures passent, les rondes se succèdent, ces gardiens n’ont que leurs lampes torches pour surveiller les alentours, la peur au ventre, comme ce soir du 14 juin, où des émeutiers ont tiré à balles réelles, blessant trois personnes.
Quand tu entends les balles ricocher sur les carcasses de voiture, tu sais qu’ils ne tirent pas en l’air. Comme tout homme, on était en panique. Ça nous a fait peur mais on ne peut pas partir de là-bas.
Habitant de La Corniche
Continuer à s’approvisionner en médicaments
Cette éprouvante réalité, les habitants du centre urbain de Koutio, près du lycée Dick Ukeiwë, ne la connaissent que trop bien. Dans ce quartier, un petit groupe d’habitants se relaie chaque nuit, depuis plus de deux mois, pour veiller sur l’un des derniers bâtiments encore préservés de l’endroit : le centre médical du Kaducée. C’est là que travaillent pharmaciens, dentistes, biologistes ou encore vétérinaires.
Alors au lendemain des premières destructions dans ce quartier en proie aux exactions récurrentes depuis, les femmes et les hommes des résidences sociales des alentours ont veillé sur le centre “pour le bien de nous tous” confie une habitante, qui a préféré garder l’anonymat. “On a commencé à surveiller quand il y a eu une voiture bélier qui a voulu défoncer la barrière de la pharmacie, du côté de Carrefour Kenu-In” se souvient celle qui a passé les premières nuits devant la pharmacie.
Dès que le couvre-feu débute, à 20 heures, seuls les hommes prennent désormais leurs gardes devant le centre. Sous un petit chapiteau, ils veillent emmitouflés dans leurs gros pulls; les voisines elles, leur apportent de quoi manger et se réchauffer, car il leur faut tenir toute la nuit. Une équipe veille jusqu’à minuit, l’autre jusqu’à 6 heures. Mais cette surveillance citoyenne est parfois mise à mal. Le 8 juillet dernier, le jour où les locaux du SMTU, situés à quelques mètres, ont brûlé quelques minutes avant la levée du couvre-feu, les veilleurs de nuit venaient tout juste de rentrer dormir, quand d’autres se préparaient à commencer leur journée de travail.
Après plus de neuf semaines de surveillance, à ne plus compter ses nuits sans dormir, aucun de ces habitants ne parvient à imaginer la suite. Une histoire qui semble ne pas avoir de fin mais pour beaucoup, “si on ne le fait pas, on n’aura plus rien.”