DECRYPTAGE. "Convergence" : comment un programme à 8 milliards de francs paralyse l’OPT

Siège de l'Office des Postes et Télécommunications, à Nouméa.
Bugs informatiques, erreurs de facturation, burn-out du personnel… Après quatre ans de mise en service laborieuse, le système d’information "Convergence", développé par le géant des télécommunications Ericsson pour l’OPT-NC, semble aujourd’hui fonctionner bon an mal an. Mais sa complexité empêche l’Office de se moderniser. Chronique d'un échec annoncé.

Ce devait être une "révolution" pour l’OPT de Nouvelle-Calédonie. C’est devenu un "naufrage industriel", reconnaissait un membre de la direction, en juin dernier. Six mois plus tard, au dernier conseil d’administration de l'année, le 21 décembre, l’heure était au bilan pour le programme "Convergence". 

Selon une étude commandée par l'OPT à Inetum, une société spécialisée dans le digital, la solution déployée par Ericsson France, pour optimiser le système d’information de l’Office, est inadaptée et défaillante. 

Un constat d’échec amer, pour un programme qui a coûté presque 8 milliards de francs (67 millions d'euros) en investissements et en coûts d’exploitation.

Comment en est-on arrivé là ? Et quelles sont les options pour l’OPT ? Retour sur un projet qui a connu de nombreux dysfonctionnements depuis son lancement.


Une solution informatique sur-mesure pour l’OPT 

Comme son nom l’indique, le programme "Convergence" devait "faire converger plusieurs systèmes d’informations télécoms de l’OPT vers une seule et même plateforme", explique l'Office dans son magazine interne Le Kiosque, en mars 2015. En des termes moins techniques, le programme devait offrir une facture unique (téléphone fixe, mobile, Internet) et permettre au client d’accéder à des données en temps réel, telles que sa consommation, ses abonnements ou son historique. 

Lancé en août 2014, dans le cadre du plan stratégique OPT 2017, le marché fait ensuite l’objet d’un dialogue compétitif entre candidats. Et c’est finalement Ericsson, le géant suédois des télécommunications, qui l’emporte face à Atos, un spécialiste de la transformation digitale. 

On parle alors d’un projet "ambitieux", "à la pointe de la technologie", censé "simplifier la relation client". Mais c’est un tout autre scénario qui va s’écrire pour l’OPT et son futur programme. 


Des problèmes en cascade 

Dès les débuts de sa mise en service en 2018, "Convergence" génère des incidents dans de nombreux domaines, comme la facturation. "Des centaines de clients se sont retrouvés avec des factures erronées. Beaucoup de gens se sont plaints sur les réseaux sociaux", signale un agent, qui préfère garder l'anonymat. 

Certains produits, comme les forfaits M, ont vu leur commercialisation retardée. Sans compter les problèmes sur le terrain. "Quand on allait mettre une ligne en service, il fallait parfois attendre une journée. Alors que ça prenait très peu de temps avant. Les clients n’étaient pas contents et c’est bien normal", témoigne un autre.  


Un personnel en souffrance

Ces dysfonctionnements se répercutent alors sur toutes les strates de l’OPT, du directeur jusqu’à l’agent de guichet, selon les périodes. "Le personnel qui accueille le public s’est retrouvé démuni face au mécontentement des clients, raconte un cadre. Tout le monde a fait le nécessaire pour que les usagers subissent le moins possible les problèmes liés à "Convergence". Mais cela a occasionné pas mal de dégâts humains, avec des départs en maladie et un fort sentiment de mal-être au sein de l’entreprise."


Risques de piratage

Les couacs sont avant tout d’origine informatique. "Nous avons eu de gros problèmes de stockage, liés à la taille des disques et à la configuration de l’infrastructure. Il a fallu les remplacer par des disques plus performants", détaille une source proche du projet. 

Et pour cause, les bugs sont nombreux pendant quelques mois. "On ne faisait pas la mise à jour, pour ne pas faire planter les ordinateurs. D’où des risques de piratage car on ne pouvait ni mettre des anti-virus, ni des protections."

Même si les pannes sont plus rares aujourd’hui, "tout le monde est sur les nerfs, le personnel est au bout du rouleau", lâche un responsable syndical. 


Des montants colossaux

Le marché initial attribué au prestataire Ericsson avoisinait les 4 milliards de francs (33,5 millions d'euros). Quelques années plus tard, l’enveloppe consacrée au projet a presque doublé, en raison des coûts indirects supportés par l’OPT, que ce soit pour l’assistance à maîtrise d’ouvrage ou d’œuvre, ou encore la mobilisation de personnel pour pallier les dysfonctionnements. "La facture n’arrête pas de grimper. On va de rallonge en rallonge, en faisant miroiter aux administrateurs que ça va marcher", s’étrangle un syndicaliste. 

Depuis son lancement, "Convergence" a déjà coûté près de 8 milliards de francs à l’OPT, qui est un établissement public, à caractère industriel et commercial (Epic). A titre de comparaison, c’est presque deux fois le coût du nouveau câble sous-marin de l’Office, qui relie Fidji à la Calédonie. 

Ce projet a aussi des conséquences énormes sur la rentabilité des télécommunications de l’OPT. L’infrastructure télécom coûte trop cher par rapport aux standards du marché : elle représente 12 % du chiffre d’affaires au lieu de 4 %, relève l’étude d'Inetum. 


Les syndicats aux avant-postes

Alerte, débrayage, grève… A plusieurs reprises, l’intersyndicale de l’OPT (Usoenc, Fédération des Fonctionnaires, USTKE) tire la sonnette d’alarme. Il y a quatre ans, ces mêmes organisations syndicales commandent une étude au cabinet Syndex, qui révèle plusieurs défaillances. "Quand on a vu l’envolée des coûts et que le résultat n’était pas au rendez-vous, on a demandé une expertise. Mais la direction et le conseil d’administration se sont entêtés, malgré tout, en disant que tous les voyants étaient au vert", déplore un syndicaliste. 

Poussée par des dysfonctionnements à répétition, l’intersyndicale lance un mouvement de grève, fin juin 2022, et fait part au grand public de ses inquiétudes vis-à-vis de "Convergence". Dans un courrier envoyé à la direction, l’organisation appelle l’OPT à réaliser un audit des cadres dirigeants, qu’elle estime "responsables de la dégradation de (l)’outil de travail" et demande à ce que des "sanctions exemplaires soient prises" si cette "responsabilité" était avérée.


Des torts partagés 

Six mois plus tard, cette requête débouche sur une étude commandée à la société Inetum, qui est présentée au conseil d’administration de l’OPT, le 21 décembre. L'analyse révèle les faiblesses de "Convergence".

L’étude met en évidence "une responsabilité partagée d’Ericsson et de l’OPT". Le géant des télécommunications n’aurait "pas su jouer son rôle d’intégrateur conseil". Quant à l’Office, il aurait fait preuve d’une gouvernance défaillante, en n’intégrant pas, au sein des équipes, la nécessité de "transform(er)" les "processus" pour accompagner le projet. 


Une responsabilité non reconnue

Cette responsabilité, Ericsson ne veut pas en entendre parler. Et ce, dès les premiers signes de dysfonctionnements. "A un moment, c’était la faute de la poussière, puis après, c’était à cause de la climatisation ou du fabriquant de disques durs… Ce n’était jamais de leur faute", déplore un agent de l’OPT. 

Nouvelle-Calédonie la 1ère a contacté Ericsson France, en charge du projet "Convergence". Mais l’équipementier n’a pas répondu à nos sollicitations.

Du côté de l’OPT, son directeur général Philippe Gervolino reconnaît que "le projet a pris plus de temps que prévu". "Nous avons été très ambitieux au départ". Mais "pas de dérapage financier", selon lui. Quant aux conclusions très critiques de l’étude commandée par l’Office, le directeur général de l’OPT renvoie vers le nouveau directeur par intérim, Thomas de Deckker, pourtant en poste depuis six mois seulement. 

Philippe Gervolino, directeur général de l'OPT et Yoann Lecourieux, président du conseil d'administration lors d'une conférence de presse à l'OPT en février 2021


L’OPT freiné dans son développement 

De l’avis du directeur par intérim, le système d’information fonctionne aujourd’hui. "Toutes les factures fixe, mobile, internet sont générées par "Convergence". Mais ce n’est pas la révolution attendue", admet Thomas de Deckker.

"Convergence" empêche notamment l’OPT de prendre le virage du digital, alors que c’était l’une des missions du programme, et l’un des piliers du plan stratégique 2025 de l’établissement. 

Autre point faible, le "Time to market", le temps de mise sur le marché de nouveaux produits de l’OPT, est désormais estimé à un an, quand il était de deux mois, auparavant. 


Une impasse, deux options

Au-delà du constat, l’étude émet des préconisations pour permettre à l’OPT de poursuivre son développement, malgré les freins. Deux grands scénarios se dessinent. 

Le premier consiste pour l’Office à maintenir tel quel son partenariat avec Ericsson, avec le risque d’être freiné dans son évolution, "sans maîtrise de l’enveloppe", signale un observateur. A titre d’exemple, 800 millions de francs (6,7 millions d'euros) sont de nouveau nécessaires pour renouveler les supports de logiciels, dont Ericsson détient les licences. 

Le deuxième scénario vise à faire évoluer "Convergence", en diversifiant les prestataires. Et c’est cette option qui semble trouver les faveurs du conseil d’administration. "On nous demande de travailler à l’élaboration d’une feuille de route, qui prendra en compte les coûts mais aussi l’impact sur le calendrier du plan stratégique de l’OPT, même si on sait déjà qu’il sera retardé", précise Thomas De Deckker. 


Une direction renouvelée 

Au 1er janvier 2023, il succèdera à Philippe Gervolino à la tête de l’OPT. Le nouveau directeur et son équipe auront alors quelques mois pour dessiner cette nouvelle feuille de route et permettre au conseil d’administration d’acter les nouvelles orientations, avant la fin du premier semestre de 2023. "Nous n’avons plus le choix, il faut avancer. Le système actuel ne nous permet plus d’évoluer", observe Thomas De Deckker.