DECRYPTAGE. Être élève en Calédonie : pourquoi les tribus tiennent à leurs écoles

Styven, dix ans, est cette année en CM2 à l'école primaire de l'île Ouen.
A l’approche de la rentrée en Nouvelle-Calédonie, NC la 1ère se penche sur le quotidien de nos élèves. Carte scolaire, déplacements, cantine… Retrouvez chaque jour notre dossier en ligne. Aujourd'hui, l’importance des écoles en tribu. Celle de Ouara prépare sa rentrée 2023, tandis que la maternelle de Boyen vient d'être fermée.

Les habitants de l'île Ouen se disent rassurés. A l'approche de la rentrée, la vingtaine de familles qui vivent en permanence dans son unique tribu ont eu des sueurs froides. La petite école de Ouara allait-elle pouvoir accueillir Sarah, Styven et les autres enfants inscrits ? Ils ne sont pas très nombreux : treize l'an dernier, douze cette année. L'établissement scolaire le plus isolé du Mont-Dore voit ses effectifs diminuer. Jusqu'à présent, la classe continuait à se faire grâce au système des niveaux multiples. Encore fallait-il trouver des enseignants... Ce mercredi 8 février, soulagement : les deux nouvelles personnes affectées à l'île Ouen sont venues rencontrer sa population. Une équipe de NC la 1ère était présente, découvrez le reportage de Thérèse Waïa et Carawiane Carawiane. 

©nouvellecaledonie

"Bonne nouvelle"

Ça tombe bien, Sarah est pressée de retourner à l'école. Agée de sept ans, elle sera en CE2. Ou plutôt dans la classe commune allant du CE2 au CM2, tandis que l'autre classe devrait regrouper la maternelle, le CP et le CE1. "C'est une bonne nouvelle", a réagi sa maman en apprenant que la rentrée aurait bien lieu à Ouara. "Il faut qu’il y ait toujours cette école. Si il n’y a plus d’école, je pense qu’il n’y aura plus de vie", a lancé Lola Weniewa. 

Si nous on part avec nos enfants, il n’y aura plus personne sur l’île. Il y en a déjà, des parents qui sont partis.

Lola Weniewa, maman d'élève à l'île Ouen

Entre le recensement de 2014 et celui de 2019, le nombre de ménages présents à Ouara a baissé de 34 %. "On s’inquiétait un peu", reconnaît Jean Kapetha, qui préside l'association des parents d'élèves. "C’est bien pour les parents, qu’ils puissent ne pas bouger d’ici. Il faut que tous nos enfants fassent comme nous" : aller à l'école de la tribu, construite en 1978. 

Un bâtiment de l'école publique implantée à Ouara, près de la vénérable chapelle... et de la mer !

Maintenir les gens

Le Mont-Dore, qui attend environ 140 enfants de moins dans le public, devrait perdre deux classes. A Yahoué, l'évolution des inscriptions au fil des ans a entraîné le regroupement des élèves sur deux établissements au lieu de trois. Au détriment d'Adolphe-Boutan, qui cesse d'être une école. Sur Nouméa, Eloi-Franc a été fermée à 94 élèves. Mais dans des lieux de vie éloignés, de tout petits effectifs sont tolérés pour maintenir les gens sur place. Les parents ont tendance à quitter les tribus pour aller vers l'emploi - il n'y en a quasiment pas sur l'île Ouen - ou pour rapprocher leurs enfants des établissements scolaires. Quand trop de familles s'en vont, le nombre d'inscriptions aux écoles de proximité décline au point d'entraîner leur fermeture… ce qui a tendance à accentuer l'exode : ceux qui le peuvent risquent d'accompagner leur progéniture ailleurs. 

L'île Ouen est desservie par navette maritime entre la tribu de Ouara et la baie de la Somme.

Le casse-tête du transport

A Ouara, ils n'auraient pas vraiment le choix. "C’est un peu la problématique de l’île Ouen : on n’est pas loin de Nouméa, mais il y a le bras de mer", résume Louis Combo, président du conseil des chefs de clan. Pour rejoindre les autres zones habitées, il faut démarrer en bateau ou attendre la navette maritime gratuite qui dessert la tribu depuis la baie de la Somme trois jours par semaine. Après la traversée, les gens montent pour certains dans une voiture à Prony ou ils sont récupérés par l'autre navette, qui est un mini-bus. Et ensuite ? Trente kilomètres de route en partie mauvaise et en partie de montagne pour arriver à Plum. Une soixantaine, pour aller jusqu'à Nouméa. 

Résultat, quand les enfants ont fini le CM2, vers l'âge de dix ans, ils partent vivre sur la Grande terre pendant la semaine. Chez des proches voire en internat. Gary, le frère aîné de Sarah, entre en troisième au collège public de Plum. "Il est chez le frère de mon mari, précise Lola. Il part le dimanche et il revient le samedi matin. Le week-end, la navette est réservée aux élèves." D'autres vont au collège privé de La Conception, au lycée du Mont-Dore, à Nouméa, à Païta ou même à l'île des Pins. 

Gary va au collège de Plum et sa petite sœur, à l'école de Ouara.

Avant, "c’était l’internat à sept ans"

Mais les anciens se rappellent ce que c'était, de quitter l'île Ouen encore plus jeune. "Chacun là-haut sent l’importance de cette école, insiste Théophile Kapetha, 73 ans. Dans les années soixante, c’était la galère, on était à l’école de la mission de Saint-Louis." Partis pendant des mois. "C’était l’internat à partir de sept ans. Tu es coupé de la famille mais tu es petit, encore, tu es confié aux plus grands." Et de citer une parole prononcée, raconte-t-il, par un ancien responsable de l’enseignement en Calédonie : "Tant qu’il y aura un seul enfant, il faudra vous battre pour garder l’école ici." "Si les enfants partent de l’île Ouen, on a une île un peu déserte, craint justement Louis Combo. Déjà, les employés vivent sur Nouméa." Ou le Mont-Dore. 

Les gens qui restent n’ont pas de revenu. Ils vivent de la pêche, de la culture.

Louis Combo, président du conseil

"Si il n’y avait pas l’école, les parents seraient obligés de descendre avec leurs enfants. Ce n’est pas évident parce que c’est cher, la vie, renchérit une grand-mère. Il faut trouver le logement. Il y a la famille, mais vivre avec la famille, ça n’est pas toujours évident." 

Elody, huit ans, était scolarisée à Ouara en 2022, avec sa maman pour maîtresse. Mais en 2023, elle sera en CM1 sur la Grande terre.

Scolariser au plus près

Les deux enseignants venus à la rencontre de la grande île étaient accompagnés. Marie-Laure Ukeiwë représentait la province Sud en tant que directrice adjointe du pôle éducation. Pour elle, "c’est une grande satisfaction, au niveau du service public, de faire en sorte que tous les élèves puissent être scolarisés au plus proche de chez eux. Pour avoir une certaine qualité de vie, et d’enseignement." 

C’est un travail de partenariat, avec les familles, avec la commune, pour essayer de faire en sorte, si vraiment c’est un choix des populations de rester au plus près de leurs habitations, d’engager les pouvoirs publics pour permettre cette proximité.

Marie-Laure Ukeiwë, directrice adjointe du pôle éducation à la province Sud

Sabrina Wede s'en est fait l'écho au nom de la ville. 

Notre politique, c’est de garder notre petite école de proximité sur l’île Ouen, pour le bien des enfants et des parents.

Sabrina Wede, adjointe au maire du Mont-Dore

Et ça passe aussi par une réflexion à mener : comment organiser le transport pour permettre aux enseignants de rejoindre la Grande terre durant les week-ends ?  

Une façade de cette maternelle de Voh qui se trouvait en tribu.

Les petits de Boyen iront à Témala-Ouélisse

A Boyen, garder l'école publique de la tribu n'a pas été possible. L’an dernier encore, cet établissement annexe situé dans le district coutumier de Voh, au pied de la chaîne, scolarisait huit jeunes enfants. Rosa en faisait partie mais maintenant, la fillette ira s'instruire à une dizaine de kilomètres. "C’était une maternelle avec une classe unique de petits, moyens et grands", précise Cindy Chauvat, cheffe de service de l'enseignement et des actions éducatives à la province Nord. Et elle ne fera pas la rentrée 2023. "Nos petits bouts de Boyen vont continuer à l’école de Témala-Ouélisse." L'association des parents d'élèves s'est battue pour éviter d'en arriver là. "C'est un vieux combat, confirme Yolande Dabome. J’ai été chercher ma petite-fille qui allait à Netchaot, pour la mettre ici…" Au recensement de 2019, la tribu comptait 152 habitants permanents, une population en baisse de 35 % par rapport à 2014. 

L’APE a beaucoup investi dans cette petite école. Une belle petite école. On la ferme à contre-cœur.

Yolande Dabome, membre de l'association des parents d'élèves à Boyen

Une navette exprès

En contrepartie de la fermeture, si on peut dire, un mode de transport a été proposé par la mairie, car les familles souhaitaient éviter aux petits de prendre le même bus que les grands. "C'était le fait de partir tôt le matin", précise cette grand-mère de quatre petits-enfants. "On a déjà un transport journalier mais il part à 6h45, il revient à 16h45. On s’est dit qu’il fallait une navette. L’APE paiera la moitié des 13 000 F par mois et les parents paieront 6 500 F. Parce qu’on a des parents qui ne travaillent pas et qui ont plusieurs enfants. On a gardé l'association pour financer le transport." Et les bâtiments de la maternelle ? "Dans une tribu, la vie est apportée grâce à l’école", insiste Cindy Chauvat au nom de la province Nord. "Pour que les habitants ne se sentent pas lésés face à cette fermeture, on va mettre en place un projet." Pourquoi pas une "classe culturelle" sur le modèle des "classes vertes" ? Et des camps accueillis pendant les vacances ? 

A Wakatr aussi

On peut déplorer la perte d'une autre école publique, pour cette rentrée : l'annexe de maternelle située à Wakatr, dans le Sud d'Ouvéa. "Elle a été fermée suite à la baisse des effectifs constatés sur les trois dernières années", explicite la province des îles Loyauté. Ses anciens élèves seront accueillis à Fayaoué. 
Malgré tout, il faut reconnaître une vraie volonté de conserver ces écoles de proximité. Il suffit de regarder les chiffres de la rentrée 2022 pour repérer les nombreuses classes uniques qui ont été maintenues en tribu, dans le public, l'an dernier. Avec :

  • seulement huit bambins à Panié, ou encore quinze à Tiwamack et Tendo, concernant la commune de Hienghène ; 
  • huit à Noelly, neuf à Ateou et Neami, quinze à Tiaoue (Koné) ;
  • huit à Kirinata, neuf à Tiga, dix à Hnanemuaetra, treize à Hnacaom (Lifou) ;
  • douze à Penelo (Maré) ;
  • sept à Wakatr (Ouvéa).

On met un point d’honneur à laisser nos écoles de proximité ouvertes.

Cindy Chauvat, cheffe de service enseignement et actions éducatives à la province Nord

Réseau confessionnel

Une proximité maintenue avec l'aide de l'enseignement confessionnel, enraciné de façon historique à travers le pays. L'an dernier, 5 954 enfants ont été inscrits dans les écoles de la Ddec, 638 dans celles de l'Asee et 459 dans celles de la FELP. Nombre d'entre elles se trouvent en tribu, y compris des structures de toute petite taille, là encore avec une seule classe multi-niveaux. 

  • Alliance scolaire de l'enseignement évangélique : huit élèves en 2022 à la maternelle de Mehoue à Canala, et douze à Poutchala à Poindimié.
  • Direction diocésaine de l'enseignement catholique : douze inscrits en 2022 à Pouébo à la maternelle de Diahoue et quatorze à celle de Balade.
  • Fédération de l'enseignement libre protestant : à Hienghène, dix enfants à Haut-Coulna et quatorze à Bas-Coulna. A Touho, dix à Tiwae et douze à Koé. A Poindimié, treize à Tibarama. 

Retour à l'île Ouen, où Styven, dix ans, passe en CM2. Et vous savez quoi ? Il a hâte d'être à l'an prochain pour découvrir la vie de collégien. Ecolier en tribu, ça ne veut pas dire reclus.