[DOSSIER] "Les Nouvelles routes de la soie" : quand l’expansionnisme chinois prend un nouveau tournant

Novembre 2018, alors que la Papouasie Nouvelle-Guinée va accueillit un sommet de l'Apec, le président chinois Xi Jinping inaugure à Port-Moresby un "boulevard de l'Indépendance" financé par Pékin.
Avec les "Nouvelles routes de la soie", dit aussi la "Belt and road initiative", la République populaire de Chine s’est ouvert les portes vers l’Asie, l’Europe, l’Afrique et aujourd’hui le Pacifique Sud. Bilan de l'un des plus grands bouleversements géopolitiques de ce début du XXIe siècle.

Le phénomène est décrypté dans un rapport de 646 pages paru en ce mois de septembre 2021. (*1. voir note en bas de dossier). Deux chercheurs de l'Irsem, l'Institut de recherche stratégique de l’école militaire, y analysent comment, à coups de milliards de dollars, la RPC a étendu son pouvoir économique et politique dans le monde.

Son arme : une stratégie d’aide aux pays pauvres ou en voie de développement qui se distingue, selon l’Irsem, tant par son agressivité que par son opacité. Au point, d’après de nombreux experts internationaux, de "mettre en péril l’économie mondiale". Et le Pacifique Sud n’est pas épargné, jusqu’à la Nouvelle-Calédonie que Pékin couve d’un œil intéressé.

Le rapport diffusé en septembre 2021 par l'Institut de recherche stratégique de l’école militaire.

 

  • Des avoirs chinois à l'étranger d'un montant astronomique

En trente ans, la Chine est devenue le plus gros créancier du monde. Les avoirs chinois à l’étranger se montent à 6 000 milliards de dollars (*2.). Et encore, ce chiffre, selon une étude germano-américaine (*3.), reste très en-deçà de la réalité.

"50 % des prêts réalisés par la RPC ne sont pas déclarés au FMI ou à la Banque mondiale", notaient Carmen Reinhart et le Kiel institute après avoir étudié quelque 5 000 prêts auprès de 152 pays. "Il apparait de même que nombre de ces pays, parmi les plus pauvres, ont emprunté à la Chine bien plus que l’on pensait. Cette opacité de la dette se conjugue avec des conditions de financement très floues".

Et de préciser : "si les taux restent proches de ceux pratiqués par le reste du monde (2% sur 20 ans), les conditions de prêt consenties par la Chine regorgent de nombreuses clauses de confidentialité, qui vont jusqu’à influencer la diplomatie et la politique intérieure de l’Etat". Alors que la Chine en tirerait des avantages économiques et diplomatiques considérables. 

À chaque fois, les chercheurs s’accordent à dire que la RPC reproduit les pires travers de l’aide au développement, dignes de ceux pratiqués par les puissances occidentales dans les années post-coloniales. En dehors de toute règle internationale, sans bien sûr exiger de conditions de bonne gouvernance, la Chine multiplie les prêts à l’investissement, en ne se souciant pas de l’endettement des Etats.

 

  • Afrique : le piège des "Nouvelles routes de la soie" ?

C’est un budget colossal, 8 000 milliards de dollars, que Pékin a prévu de débloquer pour concrétiser sa suprématie économique et géopolitique sur le monde tel que le prévoit le plan des "Nouvelles routes de la soie" (*4.) rêvé par le président Xi Jingping. Un projet à l’échelle mondiale, dont le but est la construction d’un vaste réseau de communication entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique notamment. Infrastructures portuaires, ferroviaires ou routières, zones économiques spéciales, l’Empire du milieu redessine la carte du monde pour mieux servir ses intérêts économiques, et pas que.

À l’exemple de l’Afrique, les cibles sont stratégiques, touchant des pays à l’économie fragile et géographiquement bien situés. À Djibouti, une des portes maritimes africaines vers le monde, entre mer Rouge et océan Indien, c’est un port gigantesque qui a été construit ex nihilo. Il a coûté 580 millions de dollars, intégralement financés sur des prêts octroyés par Pékin, et a été construit par la société China Harbour. Achevé en 2017, sa gestion est passée cette année sous contrôle d’une entreprise chinoise, China Merchants Port Holdings Co Limited. Il constitue un point d’entrée et de sortie pour les dizaines de milliers de containers qui y transitent, devenant le principal lien entre les marchés mondiaux et l’Ethiopie.

C'est le pays voisin, premier partenaire économique de la Chine en Afrique, submergé de vastes zones économiques spéciales où les entreprises chinoises ont massivement délocalisé la production à bas coût de leurs industries (textiles, maroquinerie…). Ces deux pôles sont reliés depuis 2016 par la ligne de chemin de fer Addis-Abeba/Djibouti. 750 kilomètres de voies électrifiées, financées par la Exim Bank à hauteur de 3,4 milliards de dollars, et construites par la China Civil Engineering Construction Corporation (CCECC). Toutes deux très présentes tout au long des "routes de la soie"

Djibouti, c’est là aussi que la Chine a décidé d’implanter sa première base militaire à l’étranger. Idéalement située à un jet de pierre de la zone portuaire, elle a été complétée, en avril dernier, par une base navale à même d’accueillir des porte-avions. Des concessions politiques faites par le gouvernement de Djibouti, dont on ne sait si elles sont librement consenties ou imposées par le premier créancier du pays. Avec une dette à hauteur de 42% de son PIB, Djibouti est présentée par les experts internationaux comme un pays à "haut risque de surendettement".

Le schéma se répète à travers tout le continent africain, où les cibles de ces "Nouvelles routes de la soie" se nomment Kenya, Zambie, Angola, dont les situations économiques sont souvent devenues inextricables. Des exemples ? Au Kenya, le port de Mombasa pourrait passer lui aussi sous contrôle chinois suite aux difficultés à rembourser l’aide au développement chinoise. En Zambie, ce sont les droits sur un gisement de cuivre qui sont au centre de ces fameuses clauses confidentielles, et créent une instabilité politique dans le pays.

Car souvent, dans ces prêts bilatéraux entre Etats, la Chine n’a pas hésité à distribuer des pots-de-vin à des classes politiques facilement corruptibles. En Asie du Sud, les Maldives, insolvables, ont dû  consentir à la vente de plusieurs îles à la Chine en remboursement d’un emprunt trop coûteux.

Selon le Center for global development (*5), "les Nouvelles routes de la soie accroissent significativement les risques de dévissage économiques de ces pays". Ça n’est pas le seul risque, car cette politique du carnet de chèques se paie également par des engagements politiques. Il est ainsi couramment exigé du pays emprunteur de rompre toutes relations diplomatiques avec Taïwan, l’ennemi juré. Les clauses cachées peuvent inclure un soutien sans faille devant les Nations unies. Ainsi, près de cinquante pays ont soutenu la politique de répression sanglante menée par la Chine contre les Ouïghours au Xinjiang.

 

  • Une politique de prêts "bilatéraux" très particulière

Elle est menée principalement par deux banques d’Etat, la China Exim Bank et la China Development Bank (rejointes par la dernière-née, l’AIIB, banque asiatique d’investissement et infrastructure). La politique d’aide au développement chinoise, comme l’ont montré les études citées précédemment, fonctionne en mode "économie circulaire". L’argent ne quitte pas le territoire chinois. Les banques d’Etat versent directement l’argent à l’entreprise chinoise qui exécutera le projet à l’étranger. Laquelle s’appuiera principalement sur une main d’œuvre chinoise, et des matériaux de construction made in China.

Un système gagnant-gagnant pour l’économie de la République populaire de Chine. Elle s’offre là une opportunité de créer des marchés pour ses entreprises de travaux publics, de sécuriser ses approvisionnements et d’exporter ses produits. Une véritable diplomatie de la dette, basée sur l’asymétrie entre créditeur et débiteur. 

L’exemple édifiant du Sri Lanka

En 2007, le Sri Lanka, pourtant très endetté, se résout à passer un emprunt avec la Chine (via la Exim Bank) pour la construction d’un port dans la ville d’Hambantota. Coût des travaux : 305 millions de dollars. Moyennant quelques pots-de-vin pour les responsables sri lankais, et sous condition que les travaux soient réalisés par une entreprise chinoise (China Harbour Company), l’accord est conclu. Et ce, malgré les interrogations sur la rentabilité d’un tel projet, que mettaient en exergue des études préalables.

Les travaux se sont enlisés, un nouvel emprunt fut nécessaire : 750 millions de dollars, cette fois. Face à l’incapacité de Colombo de rembourser, et au refus de Pékin de négocier une restructuration de la dette, l’exploitation du port fut confiée pour 99 ans à une société chinoise. La même qui obtiendra la gestion du port de Djibouti. Il n’échappe à personne l’intérêt géostratégique, pour la Chine, de bénéficier d’un tel point d’ancrage, tant pour son trafic maritime commercial que militaire. Aujourd’hui, le Sri Lanka (quatrième économie de l’Asie du Sud-Est) ploie sous une dette publique qui représente 110 % de son produit intérieur brut, avec la RPC comme principal créancier.

 

  • L’influence chinoise en Océanie

Avant les Jeux du Pacifique 2019 à Samoa, remise de clé d'installations financées par la Chine entre l'ambassadeur chinois et le Premier ministre.

L'étude menée par l’Irsem en révèle les grands traits. Elle décrit, à coups de vocabulaire très militaire, ce que l’institut français appelle "les opérations d’influence de la Chine". Une stratégie conceptualisée par le Parti communiste chinois, où seraient requis les moyens de l’Armée populaire de libération. Avec un objectif, installer sa puissance. Et tous les moyens sont bons pour y parvenir selon une approche graduée. Ainsi, "la Chine séduit et subjugue,  expliquent les chercheurs de l’Irsem, puis infiltre et contraint". "En France, elle cible, dit le rapport, aussi bien la Fondation prospective et innovation de Jean-Pierre Raffarin que les indépendantistes kanak(…) elle utilise des alliés provisoires pour remplir ses objectifs économiques". 

À dire vrai, l’intérêt de la Chine pour le Pacifique existe depuis longtemps. Voilà des années qu'Etats-Unis et Australie s’en émeuvent. Sans pouvoir empêcher le régime de Pékin de passer la vitesse supérieure, comme elle l’a fait ces dernières années avec sa stratégie "Belt and road initiative" rêvée par le président Xi Jinping. 

Tout avait commencé au tournant des années 2000, avec l’installation dans les pays du Pacifique d’un réseau diplomatique, la multiplication des associations culturelles et des instituts Confucius (Hawaï, Fidji, Polynésie française), l’offre de bourses d’études et de formations (7000 rien que pour les étudiants samoans).

Ce sont aussi des rapprochements avec les organisations régionales. La République populaire de Chine est un partenaire influent du Forum des îles du Pacifique. A travers de nombreuses subventions, elle soutient le Groupe mélanésien du Fer de lance, dont elle a notamment financé la construction du siège à Port-Vila. Ces financements régionaux arrivent sous forme d’aide au développement, souvent conclue lors de sommets Chine-Océanie qui se tiennent annuellement depuis 2006, sous le titre "promotion du développement et des opportunités commerciales".

Pour nombres de spécialistes, l’arrivée de la Chine dans le Pacifique et sa prodigalité participaient d’abord de sa rivalité avec le régime de Taïwan. Plus d’un tiers des pays qui reconnaissaient le gouvernement de Taïpei sont en Océanie. En vingt ans, la "diplomatie du chéquier" n’a cessé d’alimenter les querelles entre les deux frères ennemis, et changé la donne. Aujourd’hui, dix Etats du Pacifique, dûment financés par Pékin, ont accepté de n’avoir plus aucun lien avec Taïwan. Manifestation rocambolesque de cette tension, une bagarre entre diplomates taïwanais et chinois a éclaté lors d'une réception aux Fidji, le 8 octobre 2020. 

À l’occasion d’une présentation à l’université de Polynésie française, intitulée "Stratégie géo- économique chinoise auprès des appareils d'état océaniens", Klaus-Gerd Giesen, politologue, enseignant à l’université de Clermont -Ferrand (*6.) analysait cette stratégie de prêts bilatéraux tous azimuts : "Bien plus que du soft power, il s’agit de puissants moyens pour forcer les élites locales à s’aligner sur les desiderata de Pékin, y compris en matière géopolitique voire militaro-stratégique"

 

  • Des aides à grande échelle

L'Océanie sous le prisme des ZEE, les Zones économiques exclusives.

Si le Pacifique représente 7% des voix à l’ONU, ce sont bien ses richesses terrestres et sous-marines que convoite la Chine. L’Océanie, c’est 40% de l’espace maritime international et seulement 0,1% de la population mondiale. Aussi pharamineuses peuvent-elles paraître, les aides bilatérales accordées par l’Etat chinois restent une goutte d’eau dans l’océan de milliards déversés par la Chine. A peine 4 % des 6 000 milliards d’avoirs recensés.

Des aides qui se sont tout de même multipliées par sept en dix ans. Et peuvent aisément bouleverser les équilibres socio-politiques des petits états insulaires, où le pouvoir politique se confond avec l’élite économique. C'est ce que démontre Klaus-Gerd Giesen : "Une telle rente induit des conséquences politiques internes dramatiques. L’élite politique de rentiers locaux reçoit au nom de l’Etat l’aide internationale... Et supervise sur le plan interne régulations et arbitrages qui sont, de fait, pervertis par la corruption et le clientélisme…"

Plus important pays de la région, et de loin, à bénéficier de ce projet "Belt and road", la Papouasie Nouvelle-Guinée. Il concerne notamment le Ramu project nickel dans la province de Madang. Il a englouti entre 1,4 et 2 milliard(s) de dollars d’investissement, selon les sources. Il est détenu en majorité par la China Metallurgical Corporation. Parallèlement, à Madang, une zone industrialo-portuaire a été financée par la China’s Exim Bank pour 190 millions de dollars. Sans compter des bâtiments publics, un stade et un palais des sports…

Constat dressé par le Lowy institute (*7.) : "La Papouasie, satellite historique de l’Australie, est passée rapidement sous la coupe des emprunts chinois, qu’elle ne peut rembourser, et offre une position stratégique et d’importantes ressources minières à la Chine". Un symbole : le président Xi Jinping s’est déplacé en personne à Port-Moresby en 2018 pour inaugurer un "boulevard de l’Indépendance". Un kilomètre de deux fois trois voies au cœur de la capitale ! Dans le même temps, à l’ONU, le gouvernement papou apportait son soutien à la politique de répression dans le Xinjiang menée par son généreux partenaire. Lequel faisait quelques temps plus tard, en 2019, la sourde oreille aux demandes de refinancement de la dette, située alors aux environs de sept milliards de dollars.

À Tonga, le gouvernement a interpellé tout récemment Pékin pour demander une restructuration de ses dettes. Dont la plus ancienne date de 2006. Le royaume doit plus de 120 millions de dollars à la Exim Bank. Et fait partie de ces pays vulnérables où la soutenabilité de la dette pose question. De la Papouasie aux Tonga, cette diplomatie de la dette forme une "ceinture" très fermée. Qu’on en juge. D’Ouest en Est, la République populaire de Chine a installé son pouvoir financier en Papouasie, aux Etats fédérés de Micronésie, au Vanuatu, aux Fidji, aux Samoa, à Tonga, à Niue. Et plus récemment, en 2019, les îles Salomon et Kiribati sont entrées, à leur tour, dans le giron de Pékin.

Tulagi : une île en prêt

Honiara a, en quelques mois, répudié son soutien à Taïwan, obtenu un financement pour la construction de son Pacific games stadium et aurait signé un prêt de 100 milliards (70 fois le PIB du pays !) avec des intérêts privés chinois. Dans la même veine, un accord a été conclu en 2019 entre un gouvernement provincial et la China Sam Entreprise proche du Parti communiste, pour la "location", pendant 75 ans reconductibles, de l’île de Tulagi. Avec carte blanche pour la construction d’un port, d’un aéroport, de terminaux gaziers et pétroliers, d’infrastructures civiles et militaires ainsi que la création d’une zone économique spéciale.

Située entre Malaïta et Guadalcanal, cette petite île a été le théâtre d’âpres combats durant la Seconde guerre mondiale. Elle a en effet la particularité d’avoir abrité, grâce à un port naturel en eau profonde, les marines japonaise puis américaine lors du conflit. Les 1200 habitants de Tulagi, eux, ne comptent pas en rester là, d’autant que le caractère illégal de cette location semble établi. Ce qui valait ce commentaire d’un expert du Lowy institute, Jonathan Pryke, au New York times (*8.): “Ce qui m’inquiète le plus avec ces nouveaux types d’engagement chinois dans le Pacifique, qu’ils soient politiques ou économiques, c’est la manière de procéder en dépit des lois, à grand coup de pots-de-vin et de corruption des élites locales.” 

Aux îles Salomon, ces derniers engagements chinois ont en tout cas réveillé de vieilles rancœurs entre les deux îles principales. Malaïta (pro-Taïwan) a décidé de faire sécession et d’entamer une procédure pour devenir un Etat indépendant.

Vanuatu, un partenaire de longue date

A travers le Pacifique, la mention "China aidé signale la participation de la République populaire, ici sur un véhicule offert au Vanuatu.

Les liens étroits entre le Vanuatu et la République populaire de Chine ont été tissés au lendemain de l’indépendance. Dès 1982, les deux états établissaient des relations diplomatiques. En 1989, la Chine ouvrait une ambassade à Port-Vila. Equilibre des relations, une des rares ambassades de l’archipel est ouverte à Pékin. Les liens étroits entre les deux pays se retrouvent jusque sur les ondes avec la chaîne CCTV, télévision d’Etat chinoise qui, depuis, 2005 diffuse ses programmes au peuple ni-vanuatu. 

Mais ce sont surtout les investissements de la RPC au Vanuatu qui posent aujourd’hui question. Au fil des ans, les intérêts chinois dans l’archipel se sont multipliés. Intérêts privés, mais aussi intérêts de grandes entreprises publiques, implantées au rythme des emprunts consentis par l’Etat du Vanuatu. Selon les critères qui prévalent partout ailleurs dans le monde, le long de cette "Belt and road initiative". Prêt bilatéral avec une banque chinoise, qui verse le solde à une entreprise chinoise, qui réalise un projet avec ses propres employés, et fournit même les matériaux.

Depuis plusieurs années ce schéma s’est multiplié à l’envi. Ce sont des immeubles gouvernementaux, un centre de conférence, l’extension de la piste de l’aéroport Bauer, de nouveaux avions, un port à Luganville sur l'île de Santo, une route et un complexe cinq étoiles à Tanna… Assez pour creuser une dette conséquente, 220 millions de dollars en 2018, essentiellement au bénéfice de la Chine. La population s’inquiète de voir la Chine s’emparer de l’économie, mais aussi du manque de transparence et des soupçons de corruption qui enveloppent tous ces projets. L’exemple du centre de conférence de 1000 places construit en 2016 en est un symbole. Vide, trop onéreux à entretenir, celui qui est qualifié d’"éléphant blanc" a été redonné à une entreprise chinoise, pour sa gestion et son entretien. L’emprunt de 28 millions de dollars reste à rembourser. 

Si la multiplication des entreprises chinoises omniprésentes au Vanuatu inquiète, il reste l’humour, pour mieux en esquisser le trait. Ainsi, la China Civil Engineering Construction Corporation, la CCECC, multiplie les contrats au détriment d’entreprises locales. Si omniprésente qu’elle est surnommée "China-China-Everywhere-China-China".

Moins drôle et plus inquiétant pour des puissances comme la France ou l’Australie, la construction d’un quai (ou port ?) à Luganville. Un projet à 90 millions de dollars, signé au lendemain de la visite de Charlot Salwaï, Premier ministre, reçu par le président Xi Jinpeng en 2019. Avec, en prime, des pourparlers entre les deux Etats pour l’établissement d’une base militaire chinoise à Santo. Cette présence militaire permanente n’a pas été sans provoquer des réactions, de la part de Canberra notamment. L’information a été démentie depuis. 

 

  • Un effet "gagnant-gagnant" ?

La Chine apportant son aide financière aux victimes du volcan d'Ambae, au Vanuatu.

À quoi avons-nous affaire avec ce projet d’une Chine qui veut s’afficher comme la première puissance mondiale ? Cette stratégie des "Nouvelles routes de la soie", que le président chinois a qualifiée de "projet du siècle", renverse, c’est une évidence, l’ordre géopolitique établit au XXe siècle. Seul pays au monde à être capable d’investir des sommes aussi colossales, la République populaire de Chine bouscule partout l’ordre établi et impose ses lois. Assez pour indigner les puissances en places (Etats-Unis, Europe, Australie…) qui, durant un siècle, avaient imposé un "impérialisme" à leur manière.

Ce fameux effet "gagnant-gagnant" vanté par la Chine n’est pas que poudre aux yeux. Il n’y a qu’à regarder les croissances économiques des pays où elle a investi le plus ces trente dernières années. De l’Ethiopie à la Papouasie, tous ces pays ont eu accès au développement grâce à la manne versée par Pékin, se félicitant que ces aides profitent à l’économie réelle (infrastructures). Alors que, dans le même temps, l’Occident réduisait ses interventions et surtout, les conditionnait à une bonne gouvernance et réclamait des comptes.

Comme le vante la communication des ministères chinois, ces "Nouvelles routes de la soie" participent d’un "rêve commun". Un projet dont "la philosophie repose sur trois piliers : coopération, compréhension mutuelle et amitié." Où il s’agit de "collaborer ensemble avec les pays pour dessiner un bel avenir." Mais aucune mention de ces clauses secrètes, de ces obligations diplomatiques et de ce surendettement guettant ceux qui se laisseraient envouter par ce rêve de grandeur subite. Cette réalité que découvrent amèrement certains pays, ou certaines populations. En Afrique, en Asie comme en Océanie.

Si les experts s’affrontent sur les motivations réelles de la Chine en Océanie, une majorité y voit une stratégie offensive. Pékin ne reconnait que le maintien d’une "stabilité dans sa périphérie" comme le souligne une étude de l’Iris, l'Institut de relations internationales et stratégiques (*9). Pour autant, la commande australienne de douze sous-marins, comme l’alliance renforcée entre Australie, Nouvelle-Zélande et Etats-Unis, qui faisaient l’actualité fin septembre, démontrent toute l’inquiétude que soulève la politique menée par la République populaire de Chine en Océanie.

 

  • Nouvelle-Calédonie : axe indo-Pacifique ou préférence chinoise ?

Quid de la Nouvelle-Calédonie ? Protégée dans l’immédiat par son ancrage dans la République française et ses financements nombreux, elle demeure à l’abri de la tentation chinoise. Pourtant, il est des indicateurs qui interpellent. En cas de "Oui" au référendum, on le sait, il appartiendra au nouvel Etat de choisir ses relations internationales, ses "interdépendances" selon le vocabulaire indépendantiste. Or, la Chine comme partenaire (et possible puissance financière) rallie de nombreux suffrages chez les élus. Autant de cibles pour la RPC, si l’on en croit l’étude de l'Irsem citée précédemment.

Rappelons également la dépendance commerciale du Caillou avec la Chine : 55% de ses exportations (de nickel) dépendent de Pékin. L’IEOM, Institut d'émisison d'Outre-mer, relevait il y a peu ce rapprochement entre la Nouvelle-Calédonie et Chine avec ce titre : "Un protocole d’accord visant des échanges plus denses entre la Nouvelle-Calédonie et la Chine a été récemment signé à Pekin".

Signature qui impliquait l’Association d’amitié sino-calédonienne et l’Association du peuple chinois pour l’amitié avec l’étranger. L’APCAE, proche de l’appareil d’Etat, est omniprésente dans le Pacifique comme en Afrique. Présence qui s’est notamment renforcée à l’occasion de la pandémie de Covid-19, pour "soutenir les Fidji, Samoa, Tonga, Vanuatu, les îles Salomon, les îles Cook, la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie, et les îles Wallis et Futuna" (*10.). Et son président Lin Songtian de souligner : "La Chine souhaite partager son expérience dans la prévention et le contrôle de l'épidémie (…) Nous espérons par ces gestes défendre une communauté de destin commun pour tous les êtres humains". Ce que l’Irsem traduisait dans son rapport par "la Chine séduit et subjugue", comme étant la première pierre de sa stratégie. Juste avant "l’infiltration et la contrainte".

 

NOTES ET SOURCES

*1. Les opérations d’influence chinoises, un moment machiavélien. Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer. Irsem. Septembre 2021. 

*2. Toutes les sommes sont données en dollars US. Multiplier par cent pour une transposition en francs Pacifique.

 *3. Chinese oversea’s lending, étude dirigée par Carmen Reinhart (université de Harvard) avec Sébastian Horn et Christoph Trebesh et le Kiel institute. Publiée en juin 2019. 

*4.  A l’origine, "une ceinture, une route" : discours de Xi Jinping sur son projet phare, évoqué lors d’un sommet mondial des Routes de la soie, au Kazakhstan, en 2013.

*5. Examining the debt implication of Belt and road initiative. John Hurley. Center for global development. 2018.       

*6. Colloque à l'université de Polynésie française "Indo-pacifique et les routes de la soie", 7 novembre 2019. Klaus-Gerd Giesen : politologue, professeur à l’université de Clermont-Ferrand.

*7. China, the Pacifique and the debt trap question, Lowy institute (Fondation pour la recherche - Australie). 23 octobre 2019.

*8. "China is leasing an entire Pacific island". Damien Cave. The New York times. 16 octobre 2019.

*9. Le développement de l’influence chinoise dans le Pacifique océanien. Bastien Vandendyck. Iris. Février 2018.

*10. "Arrivée des aides de la Chine aux pays et territoires insulaires du Pacifique", Quotidien du peuple en ligne, French people daily. Yishuang Liu. 23 juin 2020.