"La Calédonie est un hot spot mondial du risque requin", selon le chercheur François Taglioni

En haut à droite, François Taglioni, chercheur à la Réunion sur le risque requin.
Professeur en géographie de la santé à l’Université de La Réunion et spécialiste du risque sanitaire et du risque requin, François Taglioni mène actuellement des travaux sur les attaques de squales, survenues en Nouvelle-Calédonie depuis 1980. Cet article scientifique sera publié courant 2023. Il révèle un changement assez net des attaques à partir de 2007. Interview.

Alors que le risque requin est devenu une préoccupation majeure sur l'île de La Réunion, ses chercheurs s'intéressent aussi à ce qui se passe à 11 000 km de là, dans les eaux calédoniennes. 

C'est le cas de François Taglioni, professeur en géographie de la santé et du risque sanitaire et animal. Avec une poignée d'autres spécialistes (docteur en STAPS, ingénieur, statisticien, mathématicien...), le chercheur de l'Université de La Réunion a analysé dans le détail les attaques de squales survenues en Nouvelle-Calédonie, ces quarante dernières années.

Cet état des lieux, l'équipe l'a comparé avec la situation à La Réunion. La publication de cet article scientifique est attendue en 2023 sous le titre "Multi-criteria analysis of shark attacks in New Caledonia with some comparisons to attacks on Reunion Island (1980-2022)" (Taglioni F, Guiltat S, Delsaut M, Payet D). 

Dans cet entretien que François Taglioni nous a accordé, le chercheur revient sur les principaux facteurs de ces attaques et leur évolution depuis une dizaine d'années. 


NC La 1ère : Quel a été le mode opératoire de cette étude ?  

François Taglioni : Nous avons constitué une base de données, qui porte sur la période allant de 1980 à 2022, soit quarante-deux années de recensement d’attaques de requins en Nouvelle-Calédonie. Chacune de ces attaques a été documentée, avec différents paramètres pour caractériser ces interactions entre le requin et l'homme.

Nous avons pris en compte : le lieu de l’attaque, l’heure, le jour de la semaine, le mois, l’activité pratiquée (nage, pêche sous-marine, sport de glisse...) et le degré de gravité. 

Nous avons aussi intégré des variables environnementales, telles que la température de l’eau, la pluviométrie, le jour de l’événement, mais aussi les trois jours qui ont précédé l’accident, la hauteur de vague, la qualité de l’eau, la couverture nuageuse, le substrat (sablonneux, corallien, herbier...) et même la phase de lune, sachant que cela peut avoir une influence sur les marées et sur la faune. 

Enfin, nous avons une rubrique qui s’intéresse au type de requin et sa taille pendant l’attaque. A partir de ces paramètres, nous avons analysé les résultats pour voir s’il pouvait y avoir des corrélations le jour des attaques entre les divers paramètres et la probabilité de l'occurrence d'une interaction entre l'homme et le requin. 

Statistiquement, on le démontre :  il y a un avant et un après 2007.

François Taglioni, docteur en géographie


Qu'est-ce qui ressort en premier lieu ?  

Il y a effectivement un certain nombre de traits caractéristiques. Parmi les éléments importants, quatre variables ressortent : la hauteur de houle, l’activité de la victime, la turbidité de l'eau et enfin le lieu de l’attaque. 

Nous avons aussi déterminé une espèce de virage en Nouvelle-Calédonie. L'année 2007 apparaît comme une année de rupture sur ces quarante ans d’analyse. Statistiquement, on le démontre :  il y a un avant et un après 2007, qui est une année charnière.

A partir de 2007, les baies de Nouméa sont devenues des lieux à risque.

François Taglioni, spécialiste du risque requin


Jusqu’à cette date, les attaques sont presque exclusivement portées sur des chasseurs sous-marins ou des nageurs.
Puis à partir de 2007, les sports de glisse, comme le surf, la planche à voile, le kitesurf, le stand up paddle, sont aussi visés dans ces attaques et cela, c’est nouveau. Il y a un changement dans les pratiques sportives des Calédoniens et donc, de fait, dans les attaques.

D’autre part, les lieux évoluent aussi puisque l’on voit les baies de Nouméa apparaître beaucoup plus comme étant des lieux où désormais il y a des attaques. Ce qui était très peu le cas avant. A partir de 2007, les baies sont devenues des lieux à risque.


A quel point le risque requin est-il élevé en Calédonie ?

Il est très difficile de l'évaluer au sens strict des probabilités. Car pour le faire de façon circonstanciée, il faudrait connaître le nombre de requins dans le périmètre de l’attaque, le jour de l’attaque, et combien il y avait de pratiquants dans la zone ce jour-là. 

Depuis les années 1980, qui nous sert d'année de référence pour le début de l’étude, il y a des attaques de requins. Ce ne sont pas des événements nouveaux. Depuis cette date, il y a au moins une à deux attaques par an, parfois plus encore, parfois pas du tout. 

Mais l’on voit qu’à partir de l’année 2010, et plus particulièrement à partir de l’année 2016, il y a un pic, avec six attaques, suivies de cinq en 2020 et six à nouveau en 2021. Et malheureusement, 2023 commence très mal avec deux nouvelles interactions. 

Il y a un peu moins d’attaques à La Réunion mais elles sont deux fois plus mortelles qu'en Calédonie.

François Taglioni


Comment se situe la Nouvelle-Calédonie par rapport à La Réunion ?

On peut faire une comparaison avec La Réunion, où il y a environ 880 000 habitants. Combien y a-t-il de pratiquants de la mer ? C’est difficile à dire. Mais on peut imaginer qu’il y en a plus qu’en Calédonie, où l'on compte trois fois moins d’habitants. Et pourtant, il y a à peu près le même nombre d’attaques. 

On compte très précisément 64 attaques, entre 1980 et février 2023, en Nouvelle-Calédonie, contre 60 à La Réunion, sur la même période. Autrement dit, il y a un peu moins d’attaques à La Réunion.

En Calédonie, près d’une attaque sur quatre se révèle mortelle.

François Taglioni

 

En revanche, le taux de mortalité y est plus élevé : presque une attaque sur deux est fatale à La Réunion  (45 % exactement). C’est un taux très élevé, que l’on peut expliquer par le type de prédateur : des requins-bouledogues et des requins-tigres, presque exclusivement. Sans doute aussi par le type d’activité nautique, avec une sur-représentation des sports de glisse et des nageurs, qui sont très vulnérables face aux attaques. Le taux de mortalité y est parmi les plus élevés au monde, si ce n’est le plus élevé.

En Calédonie, près d’une attaque sur quatre se révèle mortelle (23 %). Ce qui est déjà beaucoup mais moitié moins qu’à La Réunion, en terme de mortalité. Mais la Calédonie est néanmoins un hotspot mondial du risque requin. 


Quels sont les facteurs les plus à risques ?

Les facteurs de ces attaques sont multiples. Il est difficile d’attribuer plus de poids à un paramètre qu’à un autre. Il y en a quatre importants, on l’a dit : la hauteur de houle, l’activité de la victime, la turbidité et enfin le lieu de l’attaque. Pour les autres paramètres, il serait difficile d’affirmer qu’il y a des facteurs très déterminants.

On a coutume de dire qu’au coucher du soleil, c’est plus dangereux qu’à un autre moment. Mais concrètement, c’est dangereux toute la journée et toute l'année.

François Taglioni


L’heure de l'attaque, par exemple, n’est pas un facteur déterminant ?

Non. Le requin peut être opportuniste. On a coutume de dire qu’au coucher du soleil, c’est plus dangereux qu’à un autre moment. Mais concrètement, c’est dangereux toute la journée et toute l'année. On l’a vu dans la dernière attaque (de la plage de Château-Royal), qui s'est produite autour de 10 h 30 du matin. La tranche horaire 11 h-13 h est celle où il y a le plus d’attaques. Mais c’est aussi celle où il y a le plus de pratiquants de la mer.

Il y a une autre tranche horaire qui ressort dans les analyses de ces quarante dernières années, c’est la tranche 15 h-17 h , pour les mêmes raisons. Il y a également plus d’attaques le samedi parce que c’est un jour où les gens vont le plus dans l’eau.

Concernant l'attaque (de Château-Royal) à Nouméa, on peut considérer que la personne était là au mauvais moment, sans que l’on puisse incriminer de façon certaine la pluviométrie. 

François Taglioni


Le mois de l’année, en revanche, ne ressort pas de façon significative. Il y a un pic au mois de mars avec 15 attaques. Pour autant, ce n’est parce qu’il y a eu plus d’attaques au mois de mars que c’est un mois plus dangereux. En fait, le risque est présent toute l'année et à toute heure. Il faut le savoir et ne pas l'oublier. 

Autrement dit, on ne peut pas faire un système prédictif. Chaque paramètre se conjugue à un instant "T" pour aboutir à une attaque. C’est parfois la faute à pas de chance. Concernant l'attaque (de Château-Royal) à Nouméa, on peut considérer que la personne était là au mauvais moment, sans que l’on puisse incriminer de façon certaine la pluviométrie. 


Quelles sont les espèces de requins les plus concernées ? 

En termes de prévalence, ce sont vraiment les tigres et les bouledogues qui sont les plus « remarquables » dans ces attaques. Il y a ensuite le requin gris, et puis d’autres comme le requin citron, le pointe blanche ainsi que, pour seulement trois attaques au total, le marteau, le dormeur et le pointe noire. 

 

Est-ce que le fait d'avoir interdit la pêche aux requins pendant plusieurs années a pu avoir une incidence sur la prévalence des attaques ? 

On peut effectivement se demander si une des raisons éventuelles de ces attaques pourrait être liée à l’interdiction par le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie de la pêche aux requins dans toute la zone économique exclusive (ZEE) en 2013. Cela a eu sans doute un effet sur l’augmentation des stocks de requins et peut jouer sur l’augmentation du risque. 

Mais les "prélèvements" de squales ne sont pas la panacée pour autant. Il faut voir de façon prudente de quelle manière une reprise des abattages peut avoir un effet sur la diminution du risque requin. Ces prélèvements sont désormais possibles en province Sud depuis 2021 puisque les requins-bouledogues et tigres ne sont plus considérés comme des espèces protégées dans cette province. 

De façon plus pragmatique, il y a des solutions pour contenir ces attaques : c’est de mettre en place des barrières physiques.

Vous parlez des filets anti-requins ? 

Les filets anti-requins ont fait leurs preuves en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Afrique du Sud et à La Réunion également, même s'ils ont été abandonnés depuis par les Réunionnais, car cela coûtait très cher.

Il y avait deux spots complètement protégés sur l'île : c’était les plages de Boucan Canot et des Roches noires. Tous les jours, il y avait des gens qui surveillaient les filets. C’est un équipement qui coûte très cher en investissement mais aussi en maintenance. Et les jours de forte houle, ils étaient obligés de baisser les filets. Or, l'opération coûtait 25 000 euros (3 millions de francs), à chaque montée et descente de filet.

Les filets anti-requins ne sont pas une solution pérenne parce que très coûteuse économiquement. Un coût exorbitant à supporter par les collectivités locales et avec des zones de protection limitées.

François Taglioni


Je ne pense pas que le filet soit la solution. Je pense qu’il s’agit plutôt de faire un combiné. Le problème de votre archipel, c’est qu’il ne s'agit pas seulement de surveiller un sport phare comme le surf. En Calédonie, les gens se baignent, pratiquent la chasse sous-marine, le kitesurf, la planche à voile, le paddle... C’est impossible de surveiller une zone où ils vont si loin. La solution va être compliquée à trouver. Il en existe mais aucune ne semble adaptée à ce jour pour la Nouvelle-Calédonie.


C'est un constat plutôt pessimiste. Est-ce qu'aucune solution n'a fait ses preuves ? 

A La Réunion, nous avons mis en place un système depuis 2015. Et depuis presque quatre ans, il n’y a pas eu d’attaques de requins. La dernière remonte au 9 mai 2019. Les usagers de la mer sont devenus plus prudents, notamment les surfeurs. En dehors des zones réservées, il est vraiment hasardeux de vouloir pratiquer la mer. Aujourd’hui, on a fait des choix. Il y a un spot de surf en l’occurrence, qui est tous les jours de la semaine sous surveillance.

Il n’y a aucune solution qui réglera définitivement le problème.

François Taglioni


De quel type de surveillance s'agit-il ?

C’est un dispositif de surveillance sur terre et sur mer, appelé "vigies requins renforcées" mis en place en avril 2015 sur la commune de Saint-Paul, avec des gens payés pour former une barrière d’observation et de protection sous l’eau, ce sont des vigies requin. Le requin est un animal qui est globalement assez peu téméraire, la présence des vigies sous l'eau peut le repousser. Il y a également un bateau qui patrouille dans la zone pendant quelques heures pour la pratique du surf notamment. Il y a également des drones qui surveillent du ciel pour voir s'il n'y a pas un aileron. Auquel cas, un système d’alerte est déclenché pour que les gens sortent de l’eau.

Il y a aussi de plus en plus de dispositifs personnels anti-requins que peuvent utiliser les surfeurs sur la planche. Ce matériel émet une fréquence d’ondes sous l’eau qui serait de nature à éloigner les requins.  

Donc on voit qu’il y a des solutions mais il n’y en a aucune qui réglera définitivement le problème. C’est sans doute quelque chose qui est dur à entendre, et parfois à accepter, mais aller dans la mer, inévitablement, c’est prendre un risque qu'il faut absolument limiter.