Quelles sont les causes de consommation d'alcool et de cannabis chez les jeunes Calédoniens ? C'est la question à laquelle a souhaité répondre Evelyne Barthou, maîtresse de conférence en sociologie à l'université de Pau, à travers la dernière recherche qu'elle a dirigée. Le travail, financé par le Fonds d'expérimentation de la jeunesse, aura nécessité près de 200 entretiens.
Parmi les raisons mises en avant, un lien étroit -et habituel- entre sociabilité et consommation, mais aussi des problèmes plus profonds et structurels, comme les inégalités socio-économiques et le sentiment d'injustice. Invitée du journal radio de midi ce jeudi 26 février, Evelyne Barthou est revenu sur ce projet à notre micro.
NC la 1ère : On vous avait commandé à la base une évaluation des politiques publiques menées à Dunbéa vis-à-vis des jeunes en marge. Finalement, vous avez voulu aller plus loin. Pour quelles raisons ?
Evelyne Barthou : Cela ne m'intéressait pas de faire de l'évaluation sèche. Et n'étant pas du territoire, je me suis dit que c'était important quand même de pouvoir produire une enquête sur la jeunesse, une enquête sociologique, même si des choses ont déjà été faites. Je me suis dit qu'il faut comprendre la jeunesse pour comprendre un phénomène qui touche une partie d'elle.
La plupart des violences et des accidents de la route ont lieu dans un contexte d'alcoolisation ou de drogue. Est-ce que vous avez constaté une forte consommation chez ces jeunes ?
E.B : Cela dépend lesquels. On a tendance à se focaliser sur la partie de la jeunesse qui consomme le plus. Il y a aussi des jeunes qui ne consomment pas ou peu, dont on ne parle pas beaucoup. Effectivement, il y a quand même une partie de la jeunesse qui consomme de façon excessive.
Mais attention aussi parfois au prisme, comme s'il y avait une spécificité territoriale. J'avais fait une enquête sur le Pays basque juste avant de lancer cette enquête-là. On avait des chiffres qui se ressemblaient un peu : les premières cuites en famille, l'alcool au volant aussi, ce sont des choses qu'on retrouve ailleurs.
Je pense que la singularité ou la spécificité du territoire, c'est qu'il y a quand même beaucoup de mal-être. C'est pour ça que je prends un peu de distance par rapport aux seules consommations, avec la situation d'inégalité sociale, un fort sentiment d'injustice aussi chez certains jeunes qui peut expliquer les consommations mais aussi les émeutes qui ont eu lieu sur le territoire. Ce n'est pas le seul facteur, bien sûr, mais la jeunesse est très touchée et marquée par ces injustices et ce sentiment parfois de discrimination d'une partie d'entre elle.
Pendant toute cette période d'études qui s'est passée entre 2019 et 2023, ce que vous dites c'est que vous avez finalement, à la lumière des résultats de votre enquête, compris que quelque chose allait se passer ?
E.B : Je ne suis pas Madame Irma donc je ne pouvais pas deviner, mais j'ai senti une vraie colère. Marouane Mohamed, le sociologue français qui travaillait sur les émeutes en banlieue parisienne, montre que c'est souvent la combinaison d'une colère, d'un sentiment aussi que les choses n'avancent pas, ce que j'ai trouvé ici. L'injustice, le sentiment que ça ne bouge pas, ces clivages qui sont très pesants aussi pour la jeunesse, mais également le sentiment d'embrasser des valeurs mais de ne pas avoir les moyens d'accéder à ces valeurs.
Quand on couple les deux, on a à la fois des comportements antisociaux, des formes de violence, mais aussi des émeutes. Mais il y a autre chose aussi qui se passe ici et dont on parle moins, c'est que beaucoup de jeunes aussi souffrent, s'infériorisent, notamment une partie de la jeunesse kanak.
Elle se construit avec une image un peu dépréciative d'elle-même, et ce n'est pas bon non plus, donc c'est moins visible certainement, mais ça produit aussi de l'autocensure qui peut conduire elle aussi à des formes de consommation ou de violence.
Et cette consommation est significative selon vous ?
E.B : Il y a des consommations problématiques qui sont très visibles sur le territoire, parce qu'il y a une occupation de l'espace d'une partie de la jeunesse qui met en visibilité cela, mais ça ne veut pas dire que ceux qui sont à l'intérieur des appartements ou des maisons ne consomment pas non plus.
Donc voilà, je me méfie un petit peu. Il y a des consommations excessives, c'est certain, mais je ne suis pas sûre que ce soit propre encore une fois à la société calédonienne.
Qu'allez-vous faire de ce travail que vous avez mené ? Quelle est la suite maintenant ?
E.B : J'ai restitué ces résultats à différents niveaux institutionnels pendant 15 jours. Certains attendent des solutions, moi je ne suis pas là pour apporter des solutions, j'apporte un diagnostic, un éclairage, et c'est vraiment aux acteurs locaux de se saisir de ces résultats et d'essayer de construire quelque chose.
Je pense que l'idée ça va être de le faire avec les jeunes, parce que si on continue à penser des dispositifs ou des actions sans eux, ça me semble quand même assez peu pertinent. Et en termes de continuité, on a déposé avec l'Université Nouvelle-Calédonie un nouveau projet concernant le regard et la représentation des jeunes sur la situation sociopolitique et climatique.
L'idée reste de mettre en avant les formes de mobilisation des jeunes, diverses et variées, et d'accompagner les acteurs à mieux comprendre peut-être leur jeunesse pour essayer de mettre en place des choses efficaces et qui ont du sens pour elle.
Des propos recueillis par Loreleï Aubry.