Des prothèses inspirées des super-héros permettent de déjouer la "vallée de l'étrange"

Pour aider les jeunes patients à surmonter leur handicap, certaines prothèses ressemblent plus à des jouets qu'à des bras artificiels à l'apparence humaine. L'idée : mettre fin à l'ambiguïté suscitée par un trop grand mimétisme.
Appareiller les enfants sans bras avec une prothèse inspirée du jeu vidéo Halo ? Cette idée pourrait paraître farfelue, voire un peu effrayante. Le studio 343 Industries, qui a repris la célèbre saga, a pourtant lancé un partenariat avec Limbitless Solutions afin de développer cet appareillage futuriste pour des enfants amputés ou nés avec une agénésie. Ces bras articulés, explique le communiqué (en anglais), doivent permettre aux jeunes patients de "surmonter les obstacles" de la vie et suivre la voie du valeureux John-117, personnage principal de la saga vidéo-ludique. Des projets du même type fleurissent depuis plusieurs années. L'été dernier, Open Bionics s'est associé avec Disney, afin de développer des bras inspirés de l'univers du groupe américain. Les prothèses "Hero Arm" sont présentées comme les premiers bras articulés imprimés en 3D et approuvés médicalement. Pourquoi concevoir de telles prothèses fantaisistes, alors même que les progrès technologiques permettent d'imiter mieux que jamais les bras naturels ?

Un concept imaginé dans les années 1970


Un détour par la "vallée de l'étrange" s'impose. Ce concept géographique est né dans les années 1970 sous la plume du roboticien japonais Masahiro Mori, dont l'article est ici traduit en français. Il postule que les humains éprouvent un sentiment de familiarité avec les robots et humanoïdes, mais seulement jusqu'à un certain point. Lorsque l'apparence de ces derniers est trop proche de la réalité, l'observateur est pris par un sentiment d'inconfort, similaire à celui éprouvé à la vue d'un cadavre.
 

Ce type de main prothétique est trop réaliste et au moment où nous réalisons qu'elle est artificielle, un sentiment d'étrangeté s'installe en nous. Lorsque nous serrons cette main, nous sommes surpris par l'absence de tissus mous et par sa froideur. Le sentiment de familiarité disparaît pour être remplacé par un sentiment d'inquiétante étrangeté.
Masahiro Mori dans la revue "Energy" en 1970

 

"Tout part d'une dissonance cognitive, résume la chercheuse Laurence Devillers, auteure du livre Des Robots et des hommes (éd. Plon).
Le cerveau aura tendance à rejeter ce qui lui est incertain, qu'il n'arrive pas à catégoriser."
Cet écart entre l'apparence fidèle de la prothèse ou du robot et ses imperfections ferait naître une incertitude ou une ambiguïté, source d'étrangeté. Le modèle de Masahiro Mori prévoit toutefois une porte de sortie pour échapper à cette vallée, mais la tâche est immense : il faudrait concevoir des objets parfaits, sans la moindre petite dissonance avec le comportement biologique d'un être humain.


Cette notion a notamment fait l'objet d'une présentation dans le cadre de l'exposition "Persona", organisée en 2016 au Musée du quai Branly. L'article de Masahiro Mori, pourtant, ne repose sur aucune étude clinique, ce qui lui vaut d'être parfois contesté au sein de la communauté scientifique.
"La 'vallée de l'étrange' n'est pas une théorie à proprement parler, précise Laurence Devillers. Il s'agit davantage d'une visualisation de plusieurs tests expérimentaux de perception permettant de dégager une tendance."

 

Une dissonance cognitive source d'inconfort


En 2011, une équipe universitaire américaine a notamment émis l'hypothèse (en anglais) que cette "vallée de l'étrange" pouvait "être causée, au moins partiellement, par une violation des prédictions du cerveau". Les participants au test visionnaient des clips de deux secondes où apparaissaient les mouvements d'un robot, d'un androïde d'apparence humaine et d'un être humain.
Une imagerie cérébrale permettait alors d'identifier les zones du cerveau en activité. Nous pouvons en effet anticiper certaines conséquences sensorielles, en fonction de l'image ou de l'apparence d'une personne à laquelle nous sommes confrontés.

Dans le cas de l'androïde, le décalage entre l'apparence humaine et le mouvement mécanique robotique entraînait en revanche une erreur de prédiction identifiable dans certaines régions cérébrales.
Les caractéristiques du mouvement semblent donc jouer un rôle central dans ce modèle, mais il n'existe pas encore d'étude sur les prothèses anatomo-mimétiques. Certains témoignages évoquent toutefois un effet similaire dans le cas des appareillages ludiques.
"Je crois que ces prothèses les aident beaucoup pour la simple raison qu'elles ressemblent plus à un jouet qu'à une prothèse", expliquait à l'AFP la mère d'un enfant doté d'une prothèse imprimée en 3D et inspirée du film Iron Man. Cette idée est également défendue par Laurence Devillers, qui souligne que les humains s'accommodent mal de l'ambiguïté, source d'interrogations.

Les enfants qui présentent un handicap sont parfois rejetés car ils sont différents. S'ils avaient une prothèse de la main extrêmement proche de la main naturelle, il y aurait également un risque de rejet. En s'approchant trop près d'une perfection sans l'atteindre, celle-ci pourrait être suspecte. Les prothèses plus proches des jouets apportent un degré de confiance à l'enfant.
Laurence Devillers


Les prothèses n'ont jamais été aussi proches de la perfection. Les sculpteurs, par exemple, sont capables de mouler le membre opposé pour concevoir un gant de silicone avant qu'un artiste ne reproduise, en veillant au moindre détail (taille des ongles, transparence des veines...). Un travail d'orfèvre qui pousse le mimétisme jusque dans ses retranchements, et qui satisfait la plupart des patients.

Mais "on trouve deux comportements, poursuit Laurence Devillers, ceux qui souhaitent que leur handicap ne se voie pas et demandent des prothèses très ressemblantes, et ceux qui vont préférer montrer leur différence, l'assumer et en être fiers".

 

Une tendance à la personnalisation des prothèses


C'est en effet un paradoxe à l'heure des progrès mimétiques. Un nombre croissant de patients optent désormais pour des appareillages dont l'artifice est clairement identifié. Cette tendance de fond est observée depuis une dizaine d'années par Benoît Baumgarten, président de l'Union française des orthoprothésistes (Ufop).
 

L'un de mes patientes est amputée au niveau fémoral. Elle en avait assez du regard insistant des autres sur sa prothèse de genou mimétique. Elle m'a donc demandé de la peindre en rose Barbie. Désormais, les gens posent le regard une fois dessus et passent à autre chose.
Benoît Baumgarten


Le médecin n'avait jamais entendu parler de l'expression "vallée de l'étrange" mais il reconnaît qu'un nombre croissant de patients "préfèrent exposer les choses afin de dissiper le doute dans le regard d'autrui". Parfois, Benoît Baumgarten cherche donc à accentuer l'aspect robotique des prothèses, avec par exemple des "impressions 3D très ajourées, des choses colorées, très géométriques" et même des motifs inspirées des mangas pour un patient qui en fait la demande. Des sociétés comme U-Exist ou la boutique The Cover Studio font même entrer les appareillages dans l'univers de la mode, avec des couverts esthétiques.

Gare, en effet, à ne pas surinterpréter le modèle de Masahiro Mori. Si les prothèses mimétiques peuvent parfois semer le doute dans le regard d'autrui, l'acceptation d'un appareillage mobilise plusieurs autres phénomènes psychologiques. "Nous avons beaucoup fait de Spiderman et de Superman, mais finalement, les enfants veulent colorier eux-mêmes..." résume Thierry Oquidam, à la tête du mouvement e-Nable France, une communauté de passionnés d'impressions 3D qui a déjà réalisé 200 prothèses depuis sa création en 2015. "Dès le départ, on leur présente une feuille de papier à colorier, en collaboration avec le fabricant."

Naturellement, ces jeunes patients réclament des choses ludiques et colorées, poursuit le bénévole. "Seuls deux ou trois enfants ont demandé une prothèse couleur chair. Un peu plus tard, nous avons compris que c'était en fait un souhait de leurs parents", explique-t-il.

Le succès de l'opération est donc lié au rôle central occupé par les enfants, qui participent eux-mêmes à la création de leurs bras mécaniques et l'intègrent d'autant mieux dans leur vie. Ce phénomène d'appropriation joue donc un rôle positif dans le processus, sans doute aussi important que le rôle négatif exercé par une éventuelle "vallée de l'étrange". Pour ne rien gâcher, ces bras valorisent l'enfant.

Ces patients cherchent à se distinguer et à transformer en bénéfice ce qui est considéré comme un handicap.
Thierry Oquidam

 

Echapper à la "vallée de l'étrange", un défi éthique


Mais tous ces exemples ne dissuadent pas les concepteurs de se lancer dans la quête de l'être au mimétisme parfait. Que l'on cite notamment le robot Sophia, développé par Hanson Robotics – il reproduit les expressions humaines et peut échanger quelques mots –, ou les troublantes créations du Japonais Hiroshi Ishiguro, marquées par un travail impressionnant sur les mouvements. Prudent, Masahiro Asari recommandait à l'époque "de viser le premier pic" de son schéma et non le second, celui de la création parfaite qui abolit toute dissonance entre le créé et l'humain. Il n'est visiblement pas écouté.

Cette perspective soulève pourtant de sérieuses questions éthiques. "J'estime qu'il ne faut pas aller vers la confusion entre le vivant et l'artefact", tranche Laurence Devillers, qui réclame la création d'instances chargées d'observer les évolutions technologiques dans le domaine de la robotique et de l'intelligence artificielle. "Ces machines sont des supercheries et n'ont ni émotion, ni intelligence." Un robot n'aura jamais une once d'humanité et tant mieux, car le contraire serait bien étrange.