Comment en tout juste 5 ans, la Sonarep a-t-elle pu passer d’un résultat positif de près de 600 millions de francs, avant le changement de direction en 2017, à un passif estimé, lors de la liquidation judiciaire en juillet 2023, à plus de 1,8 milliard de francs ? La question se pose d’autant plus que la Société de navigation et de roulage de Poum était en charge, sans concurrence, de l’extraction, du roulage (sous-traité au cours des dernières années) et du chargement des minéraliers sur la mine exploitée par la SLN. "Avec un modèle pareil, c’est impossible de perdre de l’argent", estime un connaisseur du secteur.
Une aberration qui intrigue la justice. Une enquête, confiée à la Section de recherches de la gendarmerie, a été ouverte en août 2023 pour "abus de biens sociaux, banqueroute, faux et usage de faux".
L’enquête judiciaire pourrait encore durer de longs mois. L’affaire est "de très grande ampleur", indique le procureur de la République Yves Dupas, qui précise que "le parquet entend faire la lumière sur l’ensemble des responsabilités, à tous les niveaux." Selon nos informations, les gendarmes ont reçu le renfort d’enquêteurs venus de l'Hexagone, et de nombreux témoins ont été entendus au cours des dernières semaines.
Des chargements payés, mais pas effectués
La première alerte judiciaire a eu lieu dès le mois de mars 2023. Une plainte pour escroquerie est alors déposée, à l’occasion d’un changement temporaire à la tête du Conseil d’administration de la Sonarep. Pot aux roses découvert par l’éphémère nouvelle direction : plus de 7 millions de francs payés à une société maritime pour deux chargements de minéraliers censés avoir été effectués en octobre et novembre 2022. Or, dans un mail interne que nous avons pu consulter, la SLN confirme que la société mise en cause n’a pas participé à ces chargements, ni à un 3e, bel et bien facturé 4,2 millions de francs mais que la nouvelle direction a refusé de payer. La justice doit maintenant déterminer s’il s’agit d’un fait isolé ou si la pratique était monnaie courante.
L’argent envolé des barges indonésiennes
Les enquêteurs sont également à la recherche de trois barges, construites par un chantier naval indonésien dans l’optique de la réalisation d’un wharf à Poum, qui n’a finalement jamais vu le jour. Or, sans quai en capacité de les accueillir, les trois navires sont totalement inutiles et n'ont même pas fait le voyage jusqu’en Nouvelle-Calédonie. La Sonarep, ou plutôt sa filiale Extrême Nord Distribution (END), propriétaire officielle des barges, se retrouve avec trois encombrants navires sur les bras et n’a d’autre choix que de se mettre en quête d’un acquéreur pour tenter de récupérer les 360 millions de francs qu’ils lui ont coûté.
Des échanges par mails, que nous avons pu consulter, montrent que la vente a été réalisée très rapidement début juillet 2023, à la demande du directeur de la Sonarep, Victor Toulangui, quelques jours avant que la liquidation judiciaire ne soit prononcée et que tous les pouvoirs sur l’entreprise ne soient transférés au mandataire judiciaire.
À ce moment-là, il n’a pourtant légalement aucune autorité sur les barges, puisque celles-ci sont au nom d’END. Mais avec beaucoup d’insistance, il parvient à faire procéder à la vente. L’imbroglio est tel qu’aujourd’hui, soit huit mois plus tard, personne en Nouvelle-Calédonie, à commencer par la mandataire judiciaire, ne peut dire où se situent exactement les bateaux, ni à qui ils appartiennent. L’argent de la vente lui s’est volatilisé : il n’a été versé ni sur les comptes de la Sonarep ni sur ceux d’Extrême-Nord Distribution.
Extrême Nord Distribution, une station-service aux étranges missions
Mais pourquoi donc est-ce Extrême Nord Distribution, c’est-à-dire la station-service du village de Poum, qui a acheté les trois navires pour cette somme astronomique, en lieu et place de la Sonarep à qui les barges étaient destinées ?
En réalité, une quantité importante de matériel destiné à la mine et donc à la Sonarep transitait par END, selon les documents que nous avons consultés. Ainsi, cette excavatrice d’une valeur de 3,6 millions ou des accessoires de coffre pour la batellerie. Or, plus il y a d’intermédiaires, plus il y a de marges, et ce au détriment du client final, la Sonarep. L’enquête judiciaire dira s’il y avait intention de créer des marges artificielles via END qui, criblée de dette, a également été liquidée le 21 décembre dernier.
Un service, plusieurs factures
Au quotidien, la comptabilité de la Sonarep, qui, contrairement à ce qu'exige la loi, n’a pas déposé ses comptes depuis l’exercice 2019, pose question.
Comment justifier ces quatre factures de repas d’un montant de 678 000 F parfaitement identiques et validées par le directeur des opérations, mais signées de quatre prestataires différents, soit une facture finale de 2,72 millions de francs pour 216 repas commandés à l’occasion du chargement d’un minéralier ?
La galaxie Toulangui
Les enquêteurs s’attachent également à comprendre le lien entre la Sonarep et les différentes sociétés liées à Victor Toulangui, qui a pris la direction générale de la Sonarep en 2017. Ainsi, à titre d'exemple, la Société de conseils et de services (SCS), dont il est le cogérant, qui a présenté une créance de 663 000 francs à la Sonarep lors de la procédure de liquidation.
Cette société est elle-même détenue par la Société de participation et de services (SPS), gérée par un proche de M. Toulangui, David Guyonnet. Les deux hommes se sont connus à la SMSP et l'épouse de David Guyonnet gère une SCI qui louait des locaux à Nouméa à la Sonarep. Une autre entité, la SCP Weme, au nom de la compagne de Victor Toulangui détient, elle, 50% de la SPS de M. Guyonnet. Pourquoi ce montage à tiroir ? Et à quoi correspondent les sommes réclamées par la SCS, ainsi que par David Guyonnet, dont la créance déclarée auprès de la mandataire judiciaire s’établissait à 1,9 million de francs. Y a-t-il eu par le passé d’autres sommes facturées par ces sociétés ?
Contacté, Victor Toulangui n'a pas répondu à notre sollicitation, renvoyant à la lettre ouverte publiée à la suite de la liquidation judiciaire par le président du Conseil d'administration, Christian Dahote, dans laquelle celui-ci conteste une partie des créances.
Si la justice devra établir les responsabilités des uns et des autres dans le naufrage de la Sonarep, les conséquences de sa défaillance sont d’ores et déjà visibles pour Poum et ses habitants. Société d’actionnariat populaire, la Sonarep était détenue par les clans et 260 petits porteurs des tribus et des îlots environnants. Un modèle qui devait permettre aux populations de Poum d’acheter leur outil de travail et celui de leurs enfants, mais aussi de financer des projets de développement économique grâce à l’argent du nickel. Des rêves aujourd’hui définitivement partis en fumée, de même que la centaine d’emplois créés par la société.
Voyez aussi la synthèse télé, par Charlotte Mannevy et Georgia Roussel