Imaginez-vous avec 800 livres à la maison, que vous avez tous envie de lire. C'est ce qui est arrivé à Alabama, 13 ans. Beaucoup ont été stockés dans sa chambre, d'autres dans le salon.
Rembobinons. Au tout début des émeutes, dans les premiers jours, un incendie est signalé, à Nouméa, à la médiathèque et au collège de Kaméré. Curieuses, Alabama et sa mère Aurore font un tour du quartier et remarquent que "l'extérieur de la médiathèque est noirci". "Ça m'a fait mal au cœur, se souvient la jeune fille. Je me suis demandé si tout était perdu." Avec un mélange de peur et d'excitation, elles entrent dans la structure. "La première chose que j'ai remarquée, c'était une flammèche sur le sol qui continuait de brûler. Et des câbles qui tombaient du plafond effondré. De la poussière, des bris de verre."
Du positif dans le marasme
Une fenêtre cassée leur permet d'accéder à la salle où se trouvent les livres, protégés par un volet roulant. Ils sont bien là. "Là, je suis en pleine extase, confie Alabama. Parce que rien que le fait de voir que des romans, des BD, des mangas avaient survécu, ça me faisait chaud au cœur. J'y tiens beaucoup."
La famille venait souvent à la bibliothèque de Kaméré. Alabama y empruntait des BD et des romans fantasy ou policiers. De retour à la maison, Aurore propose d'aller récupérer les ouvrages qui ont échappé aux flammes. À cette époque, "les ambulances ne viennent pas, les docteurs ne viennent pas, la police ne vient pas, les pompiers ne viennent pas [à Kaméré]. On est seuls et les livres aussi. Et du coup, on se dit : qu'est-ce qu'on peut faire comme action ?"
"Missions commando"
Ils tombent d'accord, craignant de nouvelles dégradations. "Tous les jours, on pensait que ça allait être brûlé, saccagé. Et c'était le cas, de toute manière, confirme Aurore. Il y avait des reprises de feu, tout était balancé par terre, tagué, le mobilier volé... Donc on n'y allait pas tous les jours, parce qu'à des moments on ne le sentait pas, clairement, d'aller jusque là-bas."
Les expéditions de sauvetage de livres se multiplient. "On faisait des missions commando de cinq minutes maximum, raconte Alabama. On devait se vêtir tout en noir, chaussures noires, pour éviter de se salir. On avait de la suie plein les doigts. Maman se garait, on ouvrait le coffre, et elle disait : 'Dépêchez-vous, prenez-en le plus possible !'"
On est une famille qui aime les livres.
Aurore, habitante de Logicoop
Une médiathèque à la maison
Une fois de retour, le nettoyage commence. Moins pour Alabama, qui dévore, page après page. Certains livres passent plusieurs jours dehors pour les débarrasser de leur odeur de fumée. Aurore tente de joindre la mairie, sans succès. Puis elle reçoit un mail de la direction de la culture, qui reprend le contact avec le public pour récupérer les exemplaires en prêt. La mère de famille signale leur sauvetage.
"Venez chercher le reste !, écrit Aurore. L'émotion était palpable de leur côté, quand ils ont appris que tout n'était pas perdu." Contrairement à la médiathèque de Rivière salée, où il ne reste rien. Les agents municipaux viendront deux fois à Kaméré, accompagnés des forces de l'ordre, vider le bâtiment de son contenu. Avec l'aide de la famille de Logicoop.
"Action solidaire et citoyenne"
"Mes collègues ont nettoyé tous les jours, pendant plus d'un mois et demi, les livres de Kaméré, explique Elodie Lalenet, la cheffe du patrimoine pour la direction de la culture à la ville de Nouméa. On a découvert des techniques pour ôter la suie, avec des chiffons, des gommes, du papier de verre très fin. Et de l'huile de coude..."
Après coup, avec du recul, la mère et la fille s'interrogent. "Ce qui me vient parfois, c'est cette question : Est-ce que ça valait le coup ? Pour des livres ? Parce qu'on a pris des risques, avoue Aurore. Mais oui, ça valait le coup. Parce que, déjà, on s'est trouvé un objectif, coincés qu'on était sur notre presqu'île. Les enfants ont fait une action solidaire et citoyenne formidable. Et ils en perçoivent le retour maintenant." Ça s'est su sur les réseaux. Au collège, les élèves ont applaudi Alabama.
Je pense qu'elle commence à comprendre. Je lui parle du karma, aussi. Il faut faire des bonnes actions, car on te les renvoie à un moment donné. Donc, à ce jour, je ne regrette pas.
Aurore, à propos de sa fille Alabama
"Ça m'a fait beaucoup de bien"
"C'est un plaisir de voir, maintenant, que les livres seront bientôt à nouveau empruntés, se réjouit Aurore. Que la vie reprend, petit à petit." En effet, le fonds est stocké à la maison des associations, à l'Orphelinat. "On va bientôt lancer un service de click and collect [cliqué-retiré]. Tous ces livres sauvés, qui sont en parfait état, n'attendent que de retrouver les mains des abonnés, se réjouit Elodie Lalenet. Par contre, c'est sûr qu'on va devoir baisser le nombre d'emprunts parce que sinon, il n'y aura plus rien au bout de quelques jours."
"Quand j'y repense..., réfléchit Alabama. Ça me fait tellement bizarre de savoir que les livres étaient encore en bon état - si on peut dire -, alors que beaucoup de choses avaient brûlé. Ça m'a fait beaucoup de bien. Et comme maman, je ne regrette pas du tout ce que j'ai fait. Surtout que ça m'a inspirée pour le livre que j'écris en ce moment."
On était tellement dépités, vraiment anéantis. Et ça nous a ramené beaucoup de lumière et un souffle d'énergie. C'est un témoignage qui nous a remis du baume au cœur et qui nous a relancés.
Elodie Lalenet, cheffe du service de la conservation et de la valorisation du patrimoine pour la direction de la culture à la ville de Nouméa
Quant à l'idée de reconstruire les médiathèques de quartier, Elodie Lalenet reste évasive. "On a des perspectives pour relancer la lecture publique. Ensuite, ça dépendra forcément des fonds qu'on obtient et aussi des complémentarités éventuelles avec d'autres partenaires."