RECIT. "Si on quitte notre maison, on n'est pas sûr de la retrouver demain", des habitants de la Vallée-du-Tir témoignent

A la Vallée-du-Tir, plusieurs maisons ont été incendiées, au premier soir des émeutes, le 13 mai 2024.
Dans ce quartier historique de Nouméa, une demi-douzaine de maisons a déjà été incendiée depuis le début des émeutes. Certains riverains ont préféré partir. D’autres restent pour ne pas tout perdre. Partagés entre la peur et la résignation, ils ont accepté de témoigner.

Située au nord de la deuxième Vallée-du-Tir, la rue Paul-Bert laisse défiler un spectacle de désolation. En remontant la voie, on découvre une à une les façades des maisons et des commerces calcinés, de l’épicerie Toto -une institution de la "vallée"- jusqu’aux dernières habitations, surplombant ce vieux quartier cosmopolite de Nouméa.  "Rien que dans notre rue, six maisons ont déjà brûlé depuis le début des émeutes", recense avec colère Hélène*, une habitante dont la maison a été réduite en cendres, et une autre partiellement incendiée.

Les habitants de cette petite maison étaient partis depuis peu, avant qu'elle ne soit incendiée, dans la nuit du 3 au 4 juin 2024.

Des maisons inoccupées, incendiées

Dans la nuit du 3 au 4 juin, trois semaines exactement après ces premiers incendies, une nouvelle habitation a été détruite par les flammes. "C'est moi qui ai prévenu la police, raconte Hélène. Par chance, la maison était alors inoccupée. Mais la vieille dame qui vivait derrière était terrorisée. La veille, des personnes s'étaient introduites chez elle pour voler des bombonnes de gaz."

Hélène, qui vit dans le quartier depuis trente ans, décrit un mode opératoire presque toujours identique :"quand la maison est vide, elle est pillée puis brûlée".

On se relaie la nuit avec mon mari, mais mentalement, nous sommes épuisés.

Hélène*, une habitante de la Vallée-du-Tir


Crises d'angoisse

Deux à trois fois par jour, Hélène appelle la police. "On respire de la fumée depuis trois semaines. On est menacé régulièrement et pourtant, les forces de l'ordre ont mis dix-sept jours à intervenir sur les hauteurs du quartier", relate cette habitante qui oscille entre peur et incompréhension. "On habite à deux kilomètres du haut-commissariat. Comment c'est possible ?"

Seule avec son époux, Hélène dit vivre "des crises d'angoisse physiques". "On se relaie la nuit avec mon mari, mais mentalement, nous sommes épuisés." Pourtant, cette habitante refuse de partir. "Si on quitte notre maison, on n'est pas sûrs de la retrouver. Elle sera certainement incendiée le lendemain."

Une rumeur a commencé à circuler selon laquelle, on allait brûler nos maisons. On avait du mal à y croire mais la police a confirmé que nous étions en danger.

Claire*, une habitante partie de la Vallée-du-Tir


Un convoi de riverains sans protection

Certains riverains de la Vallée-du-Tir ont préféré tout laisser derrière eux. Claire, la trentaine, est partie peu de temps après les premières exactions. Sa maison se trouve dans une zone particulièrement enclavée du quartier.

"Dès l'incendie de l'usine Le Froid, on s'est retrouvé en permanence dans les fumées. Une rumeur a commencé à circuler selon laquelle on allait brûler nos maisons. On avait du mal à y croire mais la police a confirmé que nous étions en danger."

Les forces de l'ordre ne parviendront pas à atteindre cette zone reculée. "Il y avait des voitures en feu qui bloquaient les rues, c'était très anxiogène", se souvient Claire. Livrés à eux-mêmes, les riverains sur le départ ont formé un convoi par leurs propres moyens pour s'exfiltrer du quartier. "Nous avons réussi à passer mais c'était extrêmement tendu. Certaines personnes dans la rue étaient très agressives."

Incendiée, la maison des Pierres vivantes accueillait des enfants du quartier notamment pour les initier au chant.

Aux premiers jours des émeutes, c'est devenue une zone sacrifiée, presque une zone de guerre.

Claire*, une habitante de la deuxième Vallée-du-Tir


Une situation "irréelle"

Dans ce départ précipité, chaque habitant a emporté le strict minimum. "On a chargé les voitures avec ce qu'on pouvait, en se disant que c'était potentiellement la dernière fois qu'on voyait nos maisons", confie Claire, qui s'est réfugiée provisoirement sur son bateau. Elle confie aujourd'hui culpabiliser d'"avoir abandonné les gens qui sont restés sur place". "On avait tellement peur."

Quelques jours après cet épisode douloureux, cette trentenaire a encore la sensation d'avoir vécu quelque chose "d'irréel". "On se sentait vraiment bien dans ce quartier. Jamais on n'aurait imaginé que ça prenne des proportions pareilles. Aux premiers jours des émeutes, c'est devenu une zone sacrifiée, presque une zone de guerre."

Le GIGN nous a évacués du quartier, avec deux véhicules blindés. On s’est fait caillasser sur tout le chemin.

Evelyne, une habitante exfiltrée de la Vallée-du-Tir


Un dialogue impossible

Évelyne, la soixantaine, se trouvait chez elle avec son compagnon, quand de jeunes émeutiers s'en sont pris à son domicile, le soir du 13 mai. "On s'est fait insulter, caillasser et la maison des Pierres Vivantes, juste à côté, était en train de brûler. On a eu très peur qu'ils mettent le feu chez nous aussi."

Cette soignante, qui vit à la Vallée-du-Tir depuis quinze ans, tente d'abord de les raisonner. "J’ai cru pouvoir parler avec les jeunes, comme je l’avais toujours fait. Mais ce soir-là, il n’y avait pas de dialogue possible."

En pleine nuit, alors que la situation dégénère, sa belle-fille, la présidente de la province Sud Sonia Backès, parvient à faire envoyer les forces de l'ordre. "Le GIGN nous a évacués du quartier, avec deux véhicules blindés. On s’est fait caillasser sur tout le chemin. Les forces de l'ordre nous ont dit qu'elles ne retournaient pas tout de suite dans le quartier."

Patrimoine historique, la "Maison Mary", du nom de l'architecte qui l'a conçue, a été incendiée au premier soir des émeutes, le 13 mai 2024.


Patrimoine historique

Quelques instants après leur départ, la maison d'Evelyne a été incendiée à son tour. Pour autant, Evelyne ne croit pas à une attaque ciblée ou politique. "C’est la faute à pas de chance et on a appris ensuite que ce n'était visiblement pas des jeunes du quartier."

Son voisin direct, un ancien élu indépendantiste, s'est fait brûler lui aussi sa maison. Il s'estime, comme Evelyne, victime d'"incendies aveugles" et non "politiques". Du moins dans leur cas.

Trois semaines après les faits, Evelyne est retournée sur les lieux, avec une amie restée au quartier. De cette demeure art déco, baptisée "Maison Mary" du nom de l'architecte qui l'a conçue en 1942, les murs en dur ont résisté. Mais il ne reste plus grand-chose de l'intérieur. L'escalier en bois, dévoré par les flammes, a totalement disparu. Et une personne squatte désormais l'édifice en ruines.

Ce qui m’a chagrinée le plus, c’est d’avoir perdu les souvenirs de mes enfants.

Evelyne, une habitante dont la maison a été brûlée.


Des souvenirs réduits en cendres

"Ça m’a fait du bien d'y retourner. Ça m’a permis de faire le deuil de ma maison. Je n’ai même pas pleuré, confie la sexagénaire qui est actuellement hébergée par des proches. Ce qui m’a chagrinée le plus, c’est d’avoir perdu les souvenirs de mes enfants. J’avais tout gardé, les photos, les tableaux, les cahiers d’école, les vidéos Super 8 de mes parents."

Cet après-midi-là, Evelyne s'est laissée convaincre par son amie de raconter son histoire lors de l'espace de parole qui se tient chaque jour à 15 h, à la maison de quartier de la Vallée-du-Tir. "J'ai essayé de trouver les mots les plus positifs possibles. Des paroles sont sorties du cœur, comme une coutume. Les gens du quartier ont applaudi. J'espère que ces mots ont pu être entendus."

Peu de temps après l'incendie de sa maison, Evelyne a repris son travail de soignante à Païta. Malgré les barrages. Malgré le choc. "Le vivre ensemble, je le vis depuis toujours. Je suis prête à retourner au quartier mener des actions, si cela peut permettre de retisser les liens."

(*) Certains prénoms ont été modifiés.