A Dumbéa, l’heure est au renouvellement des délégations de service public en matière d’eau et d’assainissement, les contrats actuels arrivant bientôt à leur terme. Mais la question du traitement des eaux usées reste un sujet particulièrement sensible dans la deuxième commune la plus peuplée du territoire.
Après des années de "péripéties juridiques", comme le pointe la Chambre territoriale des comptes dans un rapport en 2018, la ville a été définitivement condamnée pour ne pas avoir respecté les règles d’attribution du marché de délégation de service public pour sa station d’épuration de Dumbéa, la plus grosse de Calédonie.
L’arrêt de la Cour d’appel confirmé
Le coup de grâce est venu du Conseil d’Etat, qui a rejeté le pourvoi en cassation de la commune, le 22 novembre 2022. C’était la dernière chance pour la ville de contester son contentieux avec l’entreprise calédonienne Epureau, évincée dans ce marché d’appel d’offre.
A Paris, la plus haute juridiction administrative a en effet confirmé l’arrêt de la Cour administrative d’appel, qui avait condamné la commune à indemniser Epureau à hauteur de 53 millions de francs, le 9 avril 2021. Une somme versée par la ville au plaignant, malgré son recours en cassation.
Le Conseil d’Etat a par ailleurs enjoint la commune de Dumbéa de verser également 360 000 francs à cette société, pour les dépenses occasionnées par ce nouveau recours en justice, "même si ce montant reste bien inférieur aux frais engagés", précise Tugdual Piriou, le directeur d’Epureau.
Un dossier vieux de presque dix ans
Ce dernier recours signe donc la fin d’un marathon judiciaire, dont les prémices remontent à 2014, quand Epureau et la Calédonienne des eaux (CDE) se disputaient cet important contrat de traitement des eaux usées de la station d’épuration de Dumbéa.
A première vue, Epureau et sa quarantaine de salariés font figure de Petit Poucet face au géant Suez, leader mondial dans le domaine de l’eau, et maison-mère de la CDE.
Mais l’entreprise locale parvient à tirer son épingle du jeu. Non seulement son offre est mieux notée par les services techniques de la mairie, mais elle est aussi la mieux-disante sur les prix : 44 francs le mètre cube d’eau.
Pourtant, après plusieurs rebondissements et reports de la date limite pour déposer les appels d'offre, c’est finalement la Calédonienne des eaux qui l’emporte, après avoir baissé son prix de 61,6 francs à 43,5 francs, soit un demi-franc de moins seulement que l’offre de son concurrent.
Non respect des principes d'égalité et de confidentialité
Comment la CDE a-t-elle réussi à proposer un prix juste en dessous de celui d’Epureau, à 50 centimes près, alors que le contenu des offres doit normalement rester confidentiel ? Pour l’entreprise de Tugdual Piriou, les principes d’égalité de traitement et de confidentialité des offres n’ont pas été respectés dans le cadre de l’attribution de ce contrat d’affermage. Elle porte alors l’affaire devant le tribunal administratif, qui lui donne raison en 2016.
La commune ne conteste pas ce jugement et lance un second appel d’offre. Mais les règles du jeu, cette fois, ont un peu changé. La voix du maire devient prépondérante et les services techniques de la ville se substituent aux experts internationaux. Epureau dépose une nouvelle offre, mais c’est celle de la CDE qui est retenue. Le tarif de base facturé à l’usager baisse encore de 10 % pour s’établir à 39,2 francs le mètre cube d'eau.
Des indemnités plus lourdes en appel
Cette fois, le candidat malheureux ne tente pas d’annuler le marché mais il réclame une indemnisation pour le préjudice subi, à savoir la perte d’un contrat qui aurait pu rapporter autour de 200 millions de francs de bénéfices, selon ses estimations.
En 2019, le tribunal administratif condamne la ville de Dumbéa à lui verser 35 millions de francs. Celle-ci fait appel, sans succès. La sanction se voit même alourdie par la Cour administrative d’appel, le 9 avril 2021, passant ainsi à 53 millions de francs.
Ultime tentative, Dumbéa saisit le dernier degré de juridiction de l'ordre administratif, en contestant cette décision devant le Conseil d’Etat. On connait la suite. Son pourvoi est rejeté.
Un préjudice économique important
Malgré ce nouveau camouflet pour la ville de Dumbéa, le sentiment reste mitigé du côté d’Epureau. "Je suis soulagé que ça se termine car on a gagné à toutes les étapes des procès. Mais il reste malgré tout une frustration, nuance Tugdual Piriou. On a été dédommagé en partie mais ce qui est triste, c’est de ne pas avoir eu le marché à l’époque, car on estimait à juste titre qu’on le méritait, parce qu’on avait la meilleure note et qu’on a fait descendre les prix."
Cette baisse a profité aux administrés de la commune puisque la procédure a fait diminuer à deux reprises le tarif de la Calédonienne des eaux, passant de 61,6 à 39,2 francs le mètre cube d’eau traité, soit environ 35 % d’économie. Mais indirectement, ce sont aussi les Dumbéens qui ont fait les frais des 53 millions de dédommagements versés par la ville de Dumbéa au plaignant.
Un marché calédonien restreint
Neuf ans après le début de cette affaire, des questions restent sans réponse, observe Tugdual Piriou.
"Pourquoi le maire de cette commune s’est-il autant investi pour faire gagner une multinationale, au détriment d’une société calédonienne qui, par ses services et par ses conseillers extérieurs spécialisés dans le domaine du traitement d’eau, nous avaient jugés meilleurs techniquement, et avec une financière moins chère ?"
Or, ce combat pour "rétablir le droit" dans "un petit marché comme la Nouvelle-Calédonie", la société Epureau dit l’avoir chèrement payé. "Cela a eu des impacts sur des marchés perdus", déplore son directeur.
La ville de Dumbéa, quant à elle, n’a pas souhaité s’exprimer sur ce dossier, au motif que ce marché d’assainissement arrive bientôt à son terme et que la procédure d'appel d'offre est en cours pour attribuer cette délégation de service public.