Une ode au street art

Le dernier beau livre de la maison d'édition Au Vent des Îles est consacré au street art à Tahiti. Un ode à cet art urbain qui enrichit et égaye les rues de l'île depuis une décennie. Rencontre avec l'auteure du livre et un graffeur du fenua.
Tahiti est une île graffée. Impossible ou presque de se balader dans les rues de l'île sans voir ces oeuvres qui habillent les murs. Depuis une décennie, se dessinent et s'écrivent sur les murs en béton des coups de gueule, de coeur, des messages... Au rythme de la pression des bombes et des inspirations des graffeurs, s'est élaboré un art complètement singulier, polynésien, contemporain, engagé et porteur de sens. Architecte de formation, Isabelle Esquevin en a fait un livre : Tahitian street art.

A l'occasion de la sortie de ce bel ouvrage, édité par Au Vent des îles, trois graffeurs du fenua ont dû relever un défi. Cher1, Enos et Spid, artistes à la réputation déjà largement établie à Tahiti, ont ainsi dû habiller en 48h le show room de la maison d'édition à Fare Ute.

 

Dans son livre, Tahitian street art, Isabelle Esquevin a voulu immortaliser des œuvres parfois éphémères. Elle nous fait partager leur besoin urgent de s’exprimer, d’exister, mais aussi la générosité et l’humilité qui les caractérisent. Interview


Isabelle Esquevin : « Le graff unis les gens par les émotions »


Comment est né ce projet de livre ?

Depuis toujours, j’aime l’art en général et en particulier l’art spontané, généreux et magnifique. Il y a 4 ou 5 ans, j’ai commencé à prendre en photos les graffitis sur les murs de Tahiti pour le plaisir des yeux, mon propre plaisir. Au fil de mes images, j’ai rencontré les graffeurs du fenua, leur accueil, leur humanité, et leur philosophie, m’ont envoûté. Une véritable alchimie est née entre nous. Peu à peu, le livre, l’historique mais aussi la mémoire des œuvres de cet art éphémère, se sont imposés. Pour eux, pour le souvenir je ne pouvais plus reculer.

Comment perçois-tu l’évolution du graff à Tahiti ?

Avant, dans ma jeunesse, la route de ceinture était bordée de haies végétales et colorées. Peu à peu, elles ont cédé la place à des murs de clôture en parpaings bruts ou enduits de béton, des murs gris et tristes ! Depuis 15 ans, les graffeurs ont essayé de redonner vie à ces bords de route, avec leurs bombes de toutes les couleurs. Merci à eux ! Au fur et à mesure de l’évolution des techniques, des styles, les graffs de Tahiti se sont perfectionnés et le regard de la population s’est adouci. Du tag agressif aux compositions actuelles, en 15 ans, les artistes de la rue ont su se surpasser, se remettre en question, se libérer… Et la population a accepté car, au lieu de détériorer, les graffs ont embelli leur île.

As-tu un souvenir particulier à nous faire partager quant à l’élaboration de l’ouvrage ?

J’ai une petite anecdote suite à une séance de graff de plusieurs artistes polynésiens sur un mur de la ville. Un matin, je me pose devant le mur pour faire des photos et je croise un papy qui promène son chien. Il s’arrête près de moi et me dit "c’est beau, n’est-ce pas ?". Quelques secondes plus tard, une dame et son petit garçon s’arrêtent à côté de nous et dit "C’est beau !". Tous d’horizons différents, nous étions ainsi unis par nos émotions devant ces graffitis, œuvres de nos artistes polynésiens. Quel beau message !

Que dirais-tu pour donner envie aux gens de découvrir ce livre ?

Venez à la rencontre de ces artistes qui vous offrent leurs œuvres éphémères gratuitement, qui colorent votre île, votre vie, et dessinent avec leurs bombes le visage du bonheur !

Découvrez en images le talent de nos graffeurs :


Rencontre avec le graffeur Cher1 : "Il ne faut pas confondre graffiti et décoration à la bombe"
En tant que graffeur, la parution de ce tel livre te fait quel effet ?

Elle me paraît être un point important dans l'histoire du graffiti tahitien, car elle permet de fixer à un moment le mouvement graffiti et permettra de poser une date sur une certaine période.

As-tu vu la naissance puis l’évolution du graffiti à Tahiti et comment la perçois-tu ?

Il y a une quinzaine d’années, il existait quelques graffs et graffeurs, mais les murs de Tahiti étaient globalement vierges et gris ! Concernant le graffiti tahitien, il y a une poignée d'actifs qui baigne dans la culture graffiti et le niveau est plus que respectable. A mon sens, il ne faut pas confondre graffiti et "décoration à la bombe", phénomène omniprésent et facilement reconnaissable (comme les dessins de cascades et de couchers de soleil de mauvais goût par exemple).

Quelle est la place du tag et du graff aujourd’hui à Tahiti ?

Le tag et le graff font partis d’un mouvement toujours aussi underground avec un petit noyau dur. Le street art a pris ses galons et impose ses codes efficaces qui plaît de plus en plus au grand public.

Comment selon toi ce mouvement est perçu par la population ?

Le graffiti à Tahiti est accepté comme une forme d'art et les Polynésiens l’acceptent relativement volontiers - ce n’est pas le cas partout !
Cependant, le côté déco reste privilégié par le grand public. Le graffiti à un impact assez violent avec ses lettres et l'intérêt peut paraître assez obscur pour certains.

Est-ce que le livre entend donner une "légitimité" artistique au graff ?

Je ne pense pas. Le livre donne une vision d'un tour de l'île à un moment donné et une découverte de ses acteurs ; qu'ils soient graffeurs, décorateurs, artistes ou encore sérigraphes. Le graff à déjà fait ses preuves, ce livre est une suite logique. C’est un ouvrage de grande qualité et le sujet est original ! La place importante du graffiti sur une île comme Tahiti lui confère une place à part dans le monde du street art, le cliché est mis à l’épreuve et ce contraste est très intéressant !