Ibrahim Ahmed Hazi : Monsieur le Président, comment est ce que vous jugez l'action de votre équipe pour l'année qui vient de s'écouler ? Une année qui devait être, rappelons-le, celle des grandes réformes ?
Moetai Brotherson : Un an, ce sera le 15 mai, mais on n'y est pas encore. Et vous savez, moi, je suis un éternel insatisfait. Quand bien même on aurait fait des choses extraordinaires, je serais tout de même insatisfait. Parce qu'on peut toujours faire plus. Maintenant, il faut également rappeler tout l'héritage que nous avons dû assumer en arrivant. Il y a une partie d'héritage positif. Les réserves financières étaient là. Mais tout de même, quand je fais la somme de tout ce que nous avons dû régler et que nous devons encore régler aujourd'hui. Vous parliez de la situation de l'hôpital, ce n'est pas né au lendemain de mon élection ? Ce sont des choses qui traînent depuis des années et des années. Donc un bilan dont je ne me satisfais pas, dont je ne me satisferai jamais, mais qui n'est tout de même pas aussi mauvais. Évidemment, les opposants s'opposent. C'est un grand classique.
Sur le terrain de la vie chère. Par exemple ?
La vie chère, c'est un des sujets qui justement me frustre. Concernant la formation des prix, c'est beaucoup de facteurs exogènes sur lesquels nous n'avons pas de prise. Les prix sont formés à l'extérieur par les centres de production. Donc, nous l'avions dit pendant la campagne, nous le redisons aujourd'hui, il faut augmenter la capacité de production locale.
On l'a vu sur les fruits et légumes, par exemple. Aujourd'hui, on a un outil de production agricole qui n'est pas formaté comme il devrait l'être. Ça aussi, c'est la résultante d'années de non-structuration des filières. On était hier à Teva i Uta, on nous faisait la remarque que malgré le fait qu'il y ait une loi sur les quotas d'aliments locaux dans les cantines par exemple, on s'aperçoit que cette loi de pays n'est pas respectée. Pourquoi ? Parce que quand vous interrogez les responsables de ces cantines, ils répondent que lorsqu'ils demandent 600 kilos de taro ou de bananes, ils n'en trouvent pas. Donc ça signifie que la filière n'est pas aujourd'hui organisée de manière satisfaisante.
Les prix qui continuent d'augmenter, on n’y peut rien, on est obligé de subir ainsi ?
On ne peut pas dire qu'on ne peut rien faire. Et on n'a pas rien fait depuis notre arrivée. Je rappelle que nous avons remis 9 milliards de francs dans l'économie et dans les poches des Polynésiens en supprimant cette taxe CPS. Ça a contribué à la stabilisation des prix, et à la baisse de la progression de l'inflation.
Nous avons également soutenu le prix du pétrole, sans quoi nous aurions eu une augmentation à la pompe très brutale, avec aussi une conséquence sur le prix de l'électricité. Donc tout ça, ce sont des actions qui ont été menées dès notre arrivée et que nous poursuivons en ce moment.
Je rappelle que nous avons remis 9 milliards de francs dans l'économie et dans les poches des Polynésiens en supprimant cette taxe CPS
Moetai Brotherson, président de la Polynésie françaisePolynésiela1ère
Alors en économie, on a compris qu'il n'existe pas de baguette magique. Mais bon, il y avait des promesses de campagne. Comment comptez-vous avec votre équipe, lutter efficacement contre la vie chère ? Agir sur des leviers qui vont avoir des conséquences à moyen, long terme ?
Alors, il y a plusieurs façons d'envisager les choses et il y a plusieurs moyens. Maintenant, il ne faut pas le faire dans la précipitation. Je suis désolé, mais dans les promesses de campagne, nous n'avons jamais promis de tout résoudre le lendemain de notre arrivée. Il y a un truc, ça s'appelle un mandat et ça dure cinq ans. Alors on ne va pas attendre cinq ans pour qu'il y ait des premiers effets. Comme je vous l'ai dit, on a soutenu le prix du pétrole et donc indirectement le prix l'électricité. On a également rendu ces 9 milliards à l'économie polynésienne en supprimant la taxe CPS.
Nous avons lancé des prospectives économiques, une concertation avec les acteurs économiques, pour la réforme de la fiscalité qui doit aller également dans le sens d'une diminution des prix et d'un maintien du pouvoir d'achat, d'une amélioration de ce pouvoir d'achat.
Le pouvoir d'achat, c'est deux parties. C'est la partie prix, ce qu'on dépense et puis il y a la partie des revenus. Donc il y a plusieurs manières de lutter contre le pouvoir d'achat. Si on s'aperçoit qu'on ne peut pas beaucoup agir sur les prix, il faut agir sur la partie des revenus. Donc ça signifie quoi ? Ça signifie créer des emplois, ça signifie organiser ce qui était avant un puits sans fond et qui ne menait pas à l'emploi, qu'on appelait les CAE. Nous les avons transformés pour que ces CAE deviennent des vrais aides à l'emploi qui débouchent sur des CDI. Vous n'avez pas la même appréhension du coût de la vie quand vous avez un emploi et quand vous n'avez pas d'emploi. Ça, c'est une première chose. Ensuite, il y a tout un public. Aujourd'hui ce sont nos étudiants qui sont, pour beaucoup d'entre eux, dans une situation de grande précarité. Et on a un dispositif qu'on va bientôt proposer pour nos étudiants.
Il y a aussi cette possibilité d'acquérir des bateaux pour faire le transport des marchandises depuis la Nouvelle-Zélande
Moetai Brotheson, président de la Polynésie françaisePolynésiela1ère
Pour certains produits laitiers par exemple, on s'est bien tourné vers des pays de la zone, ça ne revient pas forcément moins cher que de faire venir d'Europe systématiquement ?
Alors l'idée, et c'est un texte qu'on a fait passer récemment, effectivement, c'est d'autoriser sur les laitages, sur certains produits laitiers, l'importation depuis des zones hors Europe puisqu'avant on était limité à la zone Europe. Ça va aller dans le sens d'une baisse des prix puisque dès lors qu'on augmente la concurrence, les prix baissent. On a vu dans tous les tous les secteurs. Ensuite, il faut réguler cette concurrence.
Maintenant, sur l'approvisionnement, je l'avais évoqué lors d'une mission en France, il y a aussi cette possibilité, et c'est un projet qui est à l'étude, d'acquérir des bateaux pour faire le transport des marchandises depuis la Nouvelle-Zélande, puisque la plupart des marchandises qui arrivent chez nous transitent par la Nouvelle-Zélande, de manière à baisser le prix du transport.
Ça, c'est possible ?
En théorie, tout est possible. Ensuite, il faut étudier les choses. Un bateau qui peut transporter 600 conteneurs de 20 pieds, c'est environ 2,5 milliards. Donc si on en prend deux, c'est 5 milliards. C'est un budget. Donc il faut étudier la viabilité économique de ce projet.
Concernant les fruits et les légumes localement, dans un de nos reportages, un usager disait autant aller à Carrefour, c'est deux fois moins cher. Est-ce normal ?
Non ? D'abord, ce n’est pas forcément toujours vrai. J'achète beaucoup de fruits et légumes en bord de route, ou alors au marché le dimanche et ça permet de faire des économies. Ensuite, il y a la nécessité de mieux structurer la filière agricole locale.
On a pris un texte récemment qui va dans le sens d'une meilleure structuration de la filière. C'est la possibilité pour le pays, ce qui n'existe pas aujourd'hui, de tracer des chemins d'accès à des zones définies comme zones agricoles. Aujourd'hui, si vous êtes un privé, vous avez un fond de vallée sur lequel vous pourriez planter tout plein de choses, mais vous n'avez pas, vous, les moyens de tracer le chemin d'accès. Eh bien, aujourd'hui, le pays est dans l'interdiction de le faire pour vous. Ça limite beaucoup la capacité de notre tissu agricole de pourvoir aux besoins de la population. Nous avons pris ce texte qui permet de définir des zones à vocation agricole. Donc il ne s'agit pas ensuite de faire des lotissements au-dessus de l'immobilier. Et le pays a aujourd'hui le droit de tracer ces chemins d'accès qui permettront un développement agricole meilleur.
Je n'ai pas été élu pour continuer le mirage des éléphants blancs. On ne construit pas un pays sur d'éternelles promesses de grands projets qui ne voient pas le jour.
Moetai Brotherson, président de la Polynésie françaisePolynésiela1ère
Comment allez-vous redonner de la visibilité aux chefs d'entreprise qui s'inquiètent en ce moment ? Qui attendent par exemple désespérément des grands travaux ou les grands chantiers comme le village tahitien par exemple ?
Vous savez, je n'ai pas été élu pour continuer le mirage des éléphants blancs. On ne construit pas un pays sur d'éternelles promesses de grands projets qui ne voient pas le jour. Au final, on se souvient du Mahana Beach, ça fait longtemps qu'on nous en parle, ce n’est toujours pas là. Ça s'est transformé en village tahitien, ça a failli finir en case à Toto.
Donc non. Nous, nous proposons des projets qui sont réalisables. Ensuite, je vais le rappeler encore une fois, on a jamais autant investi dans le secteur du BTP que dans le Budget 2024. Donc, il est faux de dire que tout est à l'arrêt et qu'il n'y a plus de projets. On n'a jamais autant inscrit de crédits pour le BTP que dans le budget 2024.
Mais d'où vient ce sentiment, cette inquiétude de la part des chefs d'entreprise ?
Cette inquiétude n'est pas partagée par tous les acteurs. Moi, je rencontre quotidiennement des acteurs économiques, je rencontre des investisseurs dans l'immobilier. J'ai été récemment à Afaahiti où on a inauguré un projet de 125 logements intermédiaires à de très bons prix. Un projet très bien conçu qui a été aidé à 37 % par le pays. Donc c'est également faux de dire que l'ensemble du tissu professionnel est dans l'inquiétude et l'angoisse.
Vous rencontrez les chefs d'entreprise ? Allez vous rencontrer le nouveau patron du Medef ?
On s'est manqué à deux reprises. La première fois, je crois qu'il y a eu un problème médical dans sa famille, donc il s'est excusé. La deuxième fois, je crois qu'on a eu un raté de secrétariat. Je les attendais à la présidence et ils ne sont pas venus. Mais il a rencontré je crois, à quatre ou cinq reprises depuis son élection, le ministre de l'Economie et des Finances qui est, on va dire, son principal interlocuteur.
Que répondez-vous à Edouard Fritch, le président du Tapura Huiraatira, qui a déclaré que votre gouvernement se replie sur lui-même. Vous en pensez quoi ?
C'est tragicomique, mais de toute façon, c'est la même chose depuis 30 ans. Chaque fois que c'est un autre gouvernement que le leur qui est aux manettes, c'est le marasme, l'immobilisme, la catastrophe. Bon, je ne vous ferai pas plus de commentaires là-dessus. Lors du bilan des un an, je dresserai en revanche le bilan du passif qui nous a été légué et là, on en reparlera.
Au cours de votre déplacement récent à Singapour, vous avez pu constater que ce pays, sans ressources naturelles en eau, a réussi à avoir de l'eau de plusieurs manières, grâce aussi à de gros investissements. Y a-t-il des expériences dont votre gouvernement pourrait s'inspirer ?
Il y a énormément de choses dont on devrait s'inspirer depuis Singapour. Le pays le plus pauvre du monde, il y a 60 ans. Aujourd'hui, le PIB par habitant est 2,5 fois supérieur à celui de la France. Il y a presque zéro chômage, 80 % de la population est propriétaire de son logement. Alors évidemment, il faut comparer ce qui est comparable. Ce n'est pas réellement une démocratie, ça a les avantages et les inconvénients de ce statut. Les avantages, c'est qu'ils peuvent planifier à 30 ou 40 ans sans être soucieux de l'issue d'une élection tous les cinq ans. C'est un autre contrat social que le nôtre.
Mais en termes d'efficacité de l'administration, nous allons dès cette année envoyer, dans le cadre d'une convention qui a été passée entre Singapour et les pays du Forum du Pacifique, des agents de l'administration locale. Ils vont intégrer un parcours de formation dans l'administration de Singapour et qui, je l'espère, vont revenir avec des tas d'idées pour améliorer notre administration.
Et concernant l'eau ?
Le bilan est mitigé. Ils sont extrêmement forts dans la récupération des eaux grises. Là, il retraite 93 % des eaux grises et ils font une eau tellement pure qu'elle ne peut être utilisée que par l'industrie, l'électronique, la pétrochimie. Elle est impropre à la consommation humaine. Mais pour ce qui est de l'eau à boire, en fait, ils ne sont pas tellement embêtés.
Ils ont fait un pipeline qui amène l'eau depuis la Malaisie qui est deux kilomètres plus loin. Donc l'eau potable à Singapour vient de Malaisie, tout simplement parce qu'ils n'ont aucun relief. Donc ils n'ont pas de montagnes, pas de rivières. C'est un pays qui avait vraiment zéro ressource naturelle, la seule ressource, et ça, c'est ce sur quoi ils ont misé, c'était son peuple.
Nous sommes en train de relever le niveau des hôpitaux périphériques, que ce soit celui de Taravao et les autres
Moetai Brotherson, président de la Polynésie françaisePolynésiela1ère
Sur le plan de la santé, quelle est la situation du centre hospitalier de Polynésie française ? L'hôpital peine à recruter, il y a un manque d'attractivité. Percevez-vous le malaise là-bas ?
Écoutez, je ne peux que le percevoir. J'ai un ministre de la Santé qui, régulièrement m'alerte sur les problèmes structurels, les problèmes conjoncturels. Presque tous les jours, je signe des arrêtés d'affectation de personnel médical en remplacement de personnel médical qui s'en va. Donc oui, bien sûr que je suis au courant.
Maintenant, la santé, il y a là aussi plusieurs composantes. Il y a la prévention que nous devons relever parce que le meilleur moyen de ne pas dépenser pour la santé, c'est ne pas être malade. Ça, c'est une évidence. Et ensuite, c'est vrai qu'il faut une restructuration. On a concentré énormément de moyens sur l'hôpital du Taaone et on a négligé les hôpitaux périphériques dans les années précédentes.
Nous sommes en train de relever le niveau des hôpitaux périphériques, que ce soit celui de Taravao et les autres. Donc, c'est aussi comme ça qu'on arrivera à une meilleure qualité de soins. Ensuite, il faut définir le parcours de soins. Il y a énormément de choses à faire. Tout ça, c'est en train d'être réfléchi par le ministre de la Santé.
Les saisies d'ice sont en augmentation. Déjà 30 kilos depuis le début de l'année contre 23 toute l'année dernière. Concernant les familles qui doivent prendre en charge leurs proches malades, le pôle de santé mentale était prévu pour ça. On en est où aujourd'hui ?
Le pôle de santé mentale est en voie de réalisation et les budgets ont été validés. C'est toujours trop long quand on démarre ces projets-là, parce qu'il y a des phases d'études, il y a les appels d'offres, il faut trouver les bonnes entreprises. On a parfois des problèmes tout simples, on a des entreprises sur des chantiers qui ont été bloqués parce qu'il n'y avait plus de cailloux à ce moment-là. Ce sont des problématiques qu'il faut gérer globalement, Pour avoir un BTP qui fonctionne, il faut des cailloux, euh du sable pour faire du béton, pardon. Donc on gère tout ça.
Il y aura un remaniement ou pas du tout ?
Écoutez, je l'ai annoncé. Il aurait pu y avoir un remaniement aux 100 jours. Il y aura certainement un remaniement au 1 an. Maintenant, quelle forme il prendra ? Est-ce qu'il y aura de nouvelles têtes ou est-ce que ce sera une redistribution des portefeuilles ? Vous le saurez après les 1 an.
Moetai Brotherson est interrogé par Ibrahim Ahmed Hazi :
Moetai Brotherson est interrogé par Carlos Natua en langue tahitienne :