Il s'agit de la première grève dans un grand magasin japonais depuis 1962.Tous secteurs d'activité confondus, seulement 33 grèves ont été enregistrées en 2022 dans le pays, selon le ministère nippon du Travail. "Nous sommes sincèrement désolés pour la gêne occasionnée", répétait jeudi l'un des syndicalistes dans un mégaphone devant l'entrée principale du grand magasin Seibu Ikebukuro, où une vingtaine d'employés grévistes s'étaient alignés afin de ne pas gêner les passants. Ils distribuaient des tracts aux habitants et aux usagers de l'immense gare d'Ikebukuro (nord de Tokyo), adjacente au grand magasin qui lui-même attire chaque année quelque 70 millions de visiteurs sur ses 14 étages.
Environ 900 employés syndiqués de Seibu Ikebukuro ont recouru à cette action afin de protester contre la cession de l'entreprise exploitante de leur magasin, Sogo & Seibu, en difficulté depuis des années. Sogo & Seibu compte neuf autres grands magasins à Tokyo et ailleurs au Japon. Les quelque 5 000 salariés de l'enseigne au total craignent une restructuration sévère après sa vente par son propriétaire japonais actuel Seven & i Holdings au groupe d'investissement américain Fortress.
"Protester comme les Français"
"À ce stade, le syndicat n'est pas convaincu que le projet de vente soit basé sur la continuité des activités et qu'il garantisse le maintien des emplois", avait déclaré en début de semaine Yasuhiro Teraoka, le chef du syndicat du magasin d'Ikebukuro.
La grève a fait la une des médias au Japon. Des chaînes de télévision ont filmé jeudi en direct devant le magasin, y compris depuis les airs au moyen d'un hélicoptère. "Je trouve que la grève est révolutionnaire", a déclaré à l'AFP Susumu Aso, retraité de 68 ans, confiant avoir fait deux heures de trajet en train pour venir voir cette mobilisation. "Je pense qu'elle aura un effet important à l'échelle nationale.""En tant que citoyen, je ne peux pas accepter la vente", a affirmé à l'AFP un Japonais âgé de 74 ans qui brandissait une pancarte de soutien aux grévistes. "Les Japonais devraient protester davantage comme les Français", a ajouté ce sympathisant, qui n'a pas souhaité donner son nom.
Une institution en déclin
Les grèves étaient courantes au Japon dans les années 1970. Mais par la suite, à mesure que l'économie japonaise s'essoufflait, les syndicats ont privilégié des relations "stables" avec le patronat pour garantir la sécurité de l'emploi et des avantages sociaux, explique à l'AFP Hiroyuki Minagawa, spécialiste du droit du travail et professeur à l'université de Chiba.
Une autre raison du faible nombre de grèves au Japon aujourd'hui est l'augmentation des effectifs des travailleurs temporaires ou précaires ces dernières décennies, alors que les grands syndicats défendent les intérêts des employés permanents, selon cet expert.
La vive inquiétude des salariés de Sogo & Seibu s'explique parce qu'avec un groupe étranger comme nouveau propriétaire, un changement de la culture d'entreprise et des relations entre direction et salariés est à attendre, selon M. Minagawa. La vente de Sogo & Seibu sera finalisée vendredi, ont confirmé jeudi Seven & i Holdings et Fortress dans des communiqués distincts. Fortress a promis de maintenir l'emploi "dans la mesure du possible" et dit vouloir investir plus de 138 millions de dollars pour moderniser les grands magasins, en partenariat avec la chaîne de produits électroniques Yodobashi.
Déclin démographique
Les grands magasins sont une institution au Japon, mais beaucoup peinent à s'adapter aux nouveaux modes de consommation, et ceux situés hors des principaux centres urbains du pays souffrent en plus du déclin démographique. Leur nombre dans tout le pays est passé de 311 en 1999 à 181 cette année, selon une récente note de Michael Causton, cofondateur du cabinet d'études JapanConsuming. Certains d'entre eux fonctionnent désormais comme des centres commerciaux ou sur un modèle hybride, relève-t-il.
Idéalement situé dans Tokyo, Seibu Ikebukuro "est sans aucun doute le joyau" du réseau de Sogo & Seibu, mais ses bâtiments sont "anciens et ont besoin d'investissement", convenait cet analyste.