Quand le journaliste Ibrahim Mohamed Azi pose la question à Heremoana Maamaatuaiahutapu de savoir si le tourisme de masse est-il souhaitable pour le Pays ou au contraire, s'il faut le restreindre, le ministre de la Culture répond que "depuis 2015, la stratégie du gouvernement vise un tourisme respectueux et inclusif, avec la valorisation des populations parce que "c'est ce que disent les touristes : on vient à la rencontre des populations, et on est extrêmement charmés et séduits par l'accueil des Polynésiens, ainsi que leur culture et l'environnement".
D'où la récente présentation du Village tahitien version 2023, en version réduite du projet initial d'il y a 10 ans. "Dans le cadre du Mahana Beach, c'était plus de 5 000 chambres...Avec le Village tahitien, nous sommes à peu près sur 900 chambres...notre objectif est d'1 touriste par habitant". De quoi justifier que le gouvernement vise "350 000 à 400 000 touristes par an, cela reste acceptable" et non "500 ou 600 000 touristes".
Conséquences des "projets pharaoniques"
Même s'il se réjouit que le tourisme a repris des couleurs après la crise sanitaire, le candidat de Heiura les Verts reste circonspect. Lui ne veut plus entendre parler de "projets pharaoniques", et les conséquences qu'ils engendrent. "Faut-il plafonner le nombre de touristes ou les redistribuer différemment ? Ce qui est insupportable aujourd'hui, c'est la concentration dans 2 îles, Bora Bora et Fakarava". "A Bora Bora où j'habite, on est submergés !", lâche-t-il. Résultat : "on est moins accueillants, moins performants, moins à la rencontre de celui qui vient".
Et Jacky Bryant de mettre le doigt sur ce qu'il considère de néfaste avec l'afflux massif de touristes est l'atteinte à l'environnement et aux ressources des habitants. Il pointe alors le manque d'eau sur l'île. "Dans cette logique de développement concentré, est-il normal que les enfants de Bora Bora ne savent même plus ce qu'est l'eau [venant] de la terre ? On a complètement épuisé la ressource en eau, et aujourd'hui dans les habitations on boit de l'eau osmosée [dessalinisée]". C'est ça le développement touristique ?", se demande le militant écologiste. Lequel met en relation la saturation de l'accueil de la population avec toujours plus de touristes et l'épuisement des ressources, "c'est inacceptable et nous ne souhaitons qu'une autre commune puisse vivre [cela]".
Cibler le tourisme
Pour éviter cela, Jacky Bryant préfère parler de tourisme ciblé. Des niches existent déjà comme les raids dans certains archipels, à l'exemple du raid Litchi à Tubuai, qui attirent des "touristes sportifs", ou encore le tourisme archéologique, à Huahine par exemple, à la suite des découvertes du professeur Sinoto sur la civilisation Lapita qui se serait développée sur cette île. Cela pourrait intéresser des étudiants étrangers. Pouvana'a est natif de Huahine, le chanteur Bobby y avait fait son lieu de création(s), pourquoi donc Huahine n'attire pas plus les touristes à l'instar des Marquises qui les aimantent grâce aux tombes de Brel et de Gauguin ? "Ce sont des gens comme eux, extérieurs au Pays, qui suscitent l'engouement de ces îles", constate Jacky Bryant.
Voilà la signature de l'archipel marquisien. Quelle sera celle du Village tahitien à Outumaoro ? "Son lagon peut-il concurrencer celui de Fakarava ou de Bora Bora ? Non. Pourquoi les touristes vont-ils à Tetiaroa ? Parce qu'il y a un nom, celui de Brando. Qu'est-ce que le Village tahitien va-t-il apporter aux touristes pour qu'il reste plus longtemps à Tahiti ? Des jeux d'argent ?", ironise alors le candidat des Verts.
La labellisation pour plus d'attractivité
Pour Heremoana Maamaatuaiahutapu, ces constats ont déjà été faits. "Effectivement, il faut mieux répartir l'offre touristique. Le Village tahitien est un village de transit vers les îles car on manque de chambres ici à Tahiti. L'idée est que les touristes ne restent pas deux semaines à Tahiti, parce qu'ils vont d'abord dans les îles. Mais c'est d'offrir d'autres destinations autres que Fakarava qui est aujourd'hui un peu submergée aussi, Bora Bora avec 11 touristes par habitant ou Moorea avec 7 visiteurs par habitant", dit-il.
Le ministre de la Culture, candidat du Tapura aux territoriales, propose ainsi d'orienter davantage le flux touristique vers des îles comme Rangiroa, Huahine, Raiatea. Cette dernière bénéficie du label de l'Unesco, qui est un "vrai élément de développement d'un tourisme respectueux de la culture et de l'environnement. Avant sa labellisation, le marae de Taputapuatea en 2015 accueillait un peu plus de 9000 visiteurs, depuis le label en 2019, on a dépassé les 38 000 visiteurs. C'est un vrai atout", insiste le ministre. Pour Fakarava, classée réserve biosphère, "les gens savent qu'une telle réserve est un lieu où la nature, la culture et l'humain sont respectés. Le projet de label des Marquises va aussi apporter une visibilité sur tout l'archipel marquisien, ainsi que le projet de réserve des Australes". La labellisation se révèle "un élément de la stratégie pour développer l'attractivité des autres archipels."
Paquebots pas que beaux et gros
Autre point abordé qui oppose les deux candidats, la capacité des paquebots. Depuis peu, le Pays a décidé que seuls paquebots de moins de 3 000 passagers pourraient faire halte à Tahiti, et même moins de 1 000 pour ceux qui accostent à Bora Bora.
La perche est ainsi tendue à Jacky Bryant. "C'est pas qu'on ne peut pas les voir. Le gigantisme a nécessité que l'on creuse toujours plus profond nos passes. La passe de Bora Bora a été dynamitée pour pouvoir faire entrer les paquebots. En en faisant venir d'autres, on est obligé de porter atteinte à la biodiversité ou en tout cas à la richesse de la faune et de la flore...Si le développement c'est d'épuiser nos ressources, c'est non ! Le développement doit être soutenable, et non l'inverse." Pour autant, "il ne faut pas interdire le tourisme de croisière moins intéressant que le tourisme de destination. L'impact de ce tourisme-là, les aménagements nécessaires pour l'accueillir sont très lourds pour un passage temporaire. L'exemple du quai de Uturoa, où on a mis beaucoup d'argent et en réalité, ça ne marche pas."
Si Heremoana Maamaatuaiahutapu mise sur les petits paquebots, c'est qu'"en terme de chiffre d'affaires pour le secteur, c'est beaucoup plus intéressant". Il fait la démonstration que cela profite à beaucoup. "Faire venir des croisiéristes par avion, a aussi un intérêt pour notre compagnie [aérienne], pour les hôtels et aussi tous les prestataires qui peuvent bénéficier de ces touristes avant qu'ils ne montent sur les paquebots ou lorsqu'ils descendent de ces navires ou lorsqu'ils font des croisières dans les îles..."
Dans quelques années, un paquebot complètement hybride "électrique et au gaz naturel" effectuera des croisières de 600 à 900 passagers..."Dans les îles, c'est beaucoup plus facile de les accueillir. Quand un paquebot de 6 000 passagers accoste à Manihi ou Rangiroa, la générosité des populations fait qu'elles offrent par exemple de l'eau de coco, c'est autant de noix de coco en moins pour faire le coprah ! Ce n'est pas acceptable", déplore alors le ministre.
Tourisme durable
La riposte de Jacky Bryant ne se fait pas attendre : "C'est la démonstration que les choix faits jusqu'à présent n'aient pas pris en compte la capacité d'une commune, d'une île, de la biodiversité à supporter un surplus d'apport venu d'ailleurs. On a toujours fonctionné avec un temps de retard...Oui au tourisme, mais pas à n'importe quel prix...Exemple de l'eau à Bora, des dynamitages dans la passe de Bora, ça suffit !"
Heremoana Maamaatuaiahutapu reconnaît alors que pour le tourisme, pendant longtemps il n'y avait pas de stratégie... "Auparavant le cap c'était bungalows sur l'eau, cocotiers et belle vahine sur la plage de sable blanc. Aujourd'hui, c'est différent, les objectifs ont changé. C'est un tourisme durable, écologique, et respectueux des populations. Des spécialistes de l'organisation mondiale du tourisme ont été surpris de ce que nous avons déjà organisé".
Convergence d'idées
Il souligne néanmoins les points de convergence avec les Verts sur les aspects culturel et environnemental, ce qui veut peut-être dire que leurs idées commencent à s'immiscer dans la tête des autres partis au travers de quelques personnes. Mais "quand on parle d'un objectif de 600 000 touristes comme le Tavini, ça m'effraie. Même dans 10 ans, on ne sera pas en capacité d'accueillir autant de monde, c'est faux !"
Finalement, après cette confrontation d'idées par deux candidats maîtrisant à leur manière le dossier touristique, Heremoana Maamaatuaiahutapu aimerait que le Pays continue d'aménager l'accès à la mer, et aux parcs. "Quand il y a des terrains en vente, c'est difficile à préempter ces terrains-là. Il faut qu'on arrive à retrouver cette capacité de préemption pour protéger les accès publics à la mer, à la fois pour nos enfants et les touristes".
Jacky Bryant, lui, souhaiterait que "les Polynésiens ne doivent pas et ne peuvent plus être les touristes sur leur propre terre".