Est-ce vraiment si "dur d’avoir 20 ans en 2020", comme l’affirme Emmanuel Macron ? Le Président français l’a déclaré dans son allocution du 14 octobre dernier, en expliquant que les jeunes d’aujourd’hui avaient du mal à se projeter sur fond de crise sanitaire.
Sans remettre en cause les difficultés de cette jeunesse d’aujourd’hui, nous avons souhaité laisser la parole à des Saint-Pierrais et des Miquelonnais pour qu'ils nous éclairent sur leurs conditions de vie à d'autres époques dans l'archipel.
Marriés à Saint-Pierre en 1970, Marie-France et Raymond Couepël se souviennent.
Père et mère courage
Cette histoire commence dans la famille Autin par un beau jour de novembre 1951 quand arrive au monde la petite Marie-France.
Revenu de la seconde Guerre Mondiale où il a participé au débarquement de Normandie en tant qu'engagé volontaire, son père René, travaillait comme charpentier à la mairie puis comme garde de police et enfin membre de l’administration des finances publiques.
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Décédé à l’âge de 38 ans, il laissera derrière lui une épouse dévouée et courageuse qui travaillera ensuite à la Spec et comme cuisinière pour élever seule Marie-France et son aînée Josiane, plus connue dans l’archipel sous le nom de Sœur Agnès.
Des tempêtes de neige aux bancs de l'école
Marie-France garde en mémoire quelques anecdotes de son enfance dans la maison familliale du temps où "les hivers étaient beaucoup plus rudes".
Son père avait d'ailleurs failli perdre la vie dans une tempête de neige en février 1958 : "voyant le vent se lever, il était parti chercher ma soeur à la patinoire et ils se sont retrouvés tous les deux bloqués dans le poudrin". Ce soir là, Valentin Drake les aperçu entre deux maisons et ramena Josiane dans ses bras avant de revenir chercher René qui s'était éffondré dans le salon, littéralement à bout de souffle.
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Marie-France se souvient aussi des images de sa mère qui "nous donnait le bain devant le poêle à charbon", et qui, les soirs d'hiver, pouvait remplir à ras bord la fournaise pour que la chaleur tienne jusqu'au petit matin. "Les tuyaux devenaient vraiment rouges et cela m'effrayait, car j'avais une peur bleue du feu", explique-t-elle avec le sourire.
"Maman nous donnait le bain devant le poêle à charbon."
Plus tard, elle aura le réflexe de mettre un bonnet et des mitaines à son premier bébé, Jean-Marie, "pour qu'il n'attrappe pas froid la nuit dans son lit".
Quand à sa scolarité effectuée dans l'enseignement catholique, à Sainte-Croisine puis au pensionnat Saint-Louis de Gonzague, Marie-France nous avoue avoir été assez bavarde : "je faisais le clown et j'étais souvent à la porte. Soeur Gabrielle me disait souvent "toi, tu n'es pas ta soeur !", référence à Josiane qui entrera plus tard dans les ordres.
À l'école, je faisais le clown. Soeur Gabrielle me disait souvent "toi, tu n'es pas ta soeur !"
La religion avait alors beaucoup plus d’importance dans l’archipel qu’à l’heure actuelle. Si Marie-France se souvient qu’il fallait notamment "faire la prière avant de s’asseoir" en classe, son mari Raymond garde lui des images de l’église qui affichait complet, notamment pour le chemin de Croix, où il fallait arriver "au moins une heure avant la cérémonie pour espérer avoir une place assise".
Moins de couleurs mais plus de contacts humains
À cette époque, tous deux se souviennent aussi des livraisons en porte à porte. Il y avait Fabien Petitpas qui apportait ses œufs à bord d'une moto équipée d'un grand panier tandis qu'avant lui, Charles Poirier transportait son lait dans une charette à cheval.
Côté couleurs, "les maisons n’étaient pas toutes peintes comme aujourd’hui" et l'on apercevait encore en centre-ville de nombreuses palissades en piquet. En revanche, tout le monde se mettait sur son 31 et se rassemblait davantage lors des événements culturels ou sportifs.
Marie-France se souvient ainsi d'une patinoire capable d'accueillir "jusqu'à 1800 personnes pour une coupe de Terre-Neuve", qui pouvait alors être disputée et remportée à domicile. Majoritairement installés debout, les spectateurs devaient alors "faire attention car un puck pouvait voler hors de la glace et il n’y avait aucune protection".
"Il fallait faire attention car un puck pouvait voler hors de la glace."
Se définissant comme "une acharnée de sport", Marie-France se souvient avoir chambré un joueur canadien en lui demandant le long de la bande de "regarder la pendule" alors que la victoire lui échappait.
"C’était le bon temps", poursuit-elle. "On ne voyageait pas mais on n’avait pas l’habitude de le faire, donc on ne se sentait pas privés".
Vivre Mai 68 sans le sou en métropole
Raymond, lui, a voyagé pour ses études jusqu'en métropole. Avec son ami André Ozon, il valide son CAP mécanique à Rennes avant de partir se spécialiser dans les moteurs diesel à Strasbourg en 1968.
Lorsque le mouvement de grève des étudiants se déclenche au mois de mai, toute la France se retrouve paralysée. Seul problème, cela concerne aussi la poste alors que les bourses arrivaient sous forme de chèque par courier.
"On n'avait plus d'argent pour payer le loyer et on a donc été expulsé de notre appartement. Heureusement, on nous avait prêté une tente", nous confie Raymond avec beaucoup d'humour. Pendant trois semaines, il dormira ainsi dans la rue en allant parfois juqu'à "piquer des boîtes de sardine dans les commerces pour se nourrir".
"Dormir sous une tente et piquer des boîtes de sardines pour se nourrir"
À la fin de l’année scolaire, il recevra finalement une lettre avec un chèque et son billet d’avion pour rentrer à Saint-Pierre. Pour l’anecdote, le jour de son retour, son avion a dû se poser sur la dune de Langlade.
De la rencontre au mariage
Dès son retour dans l'archipel, Raymond aide son père le jour comme charretier en livrant du charbon en camion. La nuit, il retrouvait ses copains pour des parties de carte ou des virées en ville. C'est à cette occasion qu'il rencontra Marie-France au Select en 1969.
Celle-ci avait alors pris l'habitude d'accompagner sa mère danser régulièrement. S'ensuit un jeu du chat et de la souris entre les deux tourteraux. "C’est lui qui me courait après", s’amuse-t-elle un rien espiègle en expliquant qu’elle se cachait même dans le tambour de sa maison lorsqu’elle entendait le moteur du camion de Raymond qui s’approchait. Ce dernier ne manquait pas de réaliser quelques détours lors de ses tournées pour essayer d’apercevoir cette jeune fille qui lui plaisait.
"C'est lui qui me courait après"
L'année suivante, Marie-France, encore mineure, demanda à sa mère l'autorisation d'épouser ce garçon qui lui avait offert une télévision sur laquelle on pouvait regarder les matchs de hockey grâce à l'antenne fixée sur la toiture. "Pour l'époque, c'était un événement", se souvient-elle.
Marie-France au sujet de son mariage en 1970
Un demi-siècle plus tard, en août 2020, Marie France et Raymond viennent de célébrer leur 50 ans de mariage. Ils ont eu trois garçons (Jean-Marie, Arnaud et Dominique), sept petits enfants et une arrière petite-fille.
Objectif maison
Au début des années 70, leur priorité absolue était alors de construire une maison pour y fonder une famille. Marie-France se souvient que son mari était en train d'en couler la dalle de cave pendant qu'elle était encore à la maternité après la naissance de leur premier enfant en 1971.
Plus d'une vingtaine de personnes s'était alors rassemblée pour aider Raymond sur un terrain qui appartenait à ses parents : "tout était fait à la main avec des pelles et une bétonnière", nous précise-t-il en parlant d'un temps où les coups de main étaient de rigueur sur les chantiers. "Il n'y avait pas un dimanche où les copains ne venaient pas nous aider", poursuit-il en nous expliquant que tout le monde se renvoyait ainsi l'ascenseur.
"Il n'y avait pas un dimanche où les copains ne venaient pas nous aider"
Un an plus tard, le jeune couple entre dans une maison où l'intérieur est loin d'être terminé. "Il n'y avait rien sur les murs, rien sur le plancher, mais on faisait tout petit à petit dès qu'on avait un peu d'argent", nous explique Marie-France, qui devait en parrallèle régler un emprunt de 180 francs CFA tous les mois.
Elle se revoit encore aller déposer en ville, avec son amie Suzanne Ozon, les factures que les clients du garage ouvert par leurs maris respectifs devaient acquitter. "On avait pas de revenu fixe, alors quand cela était possible, on achetait du papier peint, de la toile cirée ou des feuilles de contre-plaqué", s'amuse-t-elle avant d'ajouter que "ce n'était pas si dur, car on était heureux et qu'on savait apprécier ce que l'on avait".
Le travail ne manquait jamais
Dans ces années là, l'archipel accueillait encore beaucoup de marins venus du monde entier. Le soir, après son travail au garage, Raymond en profitait pour aider à débarquer les bateaux étrangers : "De 8h le soir jusqu’à 1h du matin, il nous fallait transporter dans le froid le produit de la pêche des chalutiers jusqu’aux cargos" qui accostaient alors dans le port de Saint-Pierre.
Pendant ce temps là, les équipages espagnols, portuguais ou polonais sortaient en ville dans les nombreux bars et dancing de l'époque où des bagarres pouvaient éclater. Raymond se remémore encore voir des marins allemands "allumer des cigares avec des billets de 500 francs CFA. Une autre fois, j'en ai vu un sortir par la fenêtre du bar chez Alicia après avoir reçu un coup de poing".
"J'en ai vu un sortir par la fenêtre du bar après avoir reçu un coup de poing."
Autre témoignage de cette effervescence, le nombre de taxis qui circulaient alors à Saint-Pierre. "Jusqu'à 25 ou 30 chauffeurs", selon Raymond qui les cotoyaient dans son garage à toutes les heures du jour et de la nuit.
Marie-France lui rappelle que "Gustave Quann avait frappé à la porte un soir vers 8h30 alors qu’on s’apprêtait à partir manger au restaurant". Raymond avait alors ôté sa tenue de soirée pour enfiler sa combinaison afin de changer la courroie de transmission du véhicule. Une autre fois, c’est Guy Dearburn qui avait frappé à la porte en pleine nuit pour un pneu crevé. Là aussi, Raymond s'était exécuté.
Plus de facilité pour les jeunes d'aujourd'hui ?
Si les époux Couepël évoquent le passé sans jamais se plaindre, ils ne se verraient pas pour autant avoir de nouveau 20 ans dans les années 2020.
Raymond, qui pratique désormais la tournure sur bois avec passion et talent, nous avoue toutefois qu'il aurait peut-être davantage choisi la charpente ou la menuiserie plutôt que la mécanique. "Mais je n'ai pas envie de retourner en arrière. Je suis bien ici", s'empresse-t-il de préciser avec la bonhomie qui le caractérise.
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Quant aux jeunes d'aujourd'hui, Marie-France estime qu'ils ont peut-être plus d'avantages qu'autrefois : "ils peuvent voyager, ils ont accès à plus de choses, ils ont des salaires fixes et les banques leur prêtent plus facilement qu'à notre époque".
Raymond embraye : "nous on faisait 70h par semaine et il n’y avait pas un samedi de libre. C’était le travail avant tout et on se disait qu'on profiterait de la vie quand on serait à la retraite".
Après réflexion, tous les deux s'accordent à dire que cette formule peut évoluer : "après tout, ne faut-il pas mieux profiter de la vie pendant qu’on ait encore en santé ?".