Ces passionnés notent et conservent leurs observations, avec une rigueur scientifique presque professionnelle. Lors de leurs explorations, ils arpentent la seule forêt boréale de France, les marais et les toundras, ou encore les dunes sableuses de l'isthme de Miquelon-Langlade. Objectifs : mieux connaître le territoire et ses spécificités, mais aussi transmettre leurs savoirs, chacun à leur manière.
Roger Etcheberry, l'autodidacte
Roger Etcheberry est l'un d'entre eux. Avec sa barbe blanche et ses faux airs d’Hemingway, ce Miquelonnais de 76 ans est bien connu dans l'archipel, où il est aujourd'hui considéré comme un naturaliste aguerri. Auteur de nombreux articles scientifiques – sur les mousses et les lichens de Saint-Pierre et Miquelon, les mammifères marins et les oiseaux de la région -, il peut se vanter "d'avoir mis le pied sur chaque kilomètre carré de l'archipel" et est capable d’identifier une baleine à bosse à partir d’un cliché mal cadré.
Pourtant, le naturaliste amateur n'a commencé à s'intéresser à la flore et à la faune que dans sa trentième année. "J'avais l'habitude de me balader dans l'archipel", explique-t-il. "Mais je n’avais jamais pensé que je pourrais me lancer dans l’étude de la nature. Il faut dire que je n'ai fait que des études primaires : je suis sorti de l'école à 12 ans."
Adolescent, il effectue cinq saisons de pêche avec son père, puis passe le concours pour devenir opérateur radio, qu’il obtient avec succès. "J’avais appris le morse avec mes parents, c’était un avantage. Il faut savoir que même en 1962, il n’y avait pas de téléphone entre Miquelon et Saint-Pierre." Il travaille un temps à Miquelon, avant d’être muté à Saint-Pierre, où il restera trente ans, jusqu’à sa retraite. "Le poste d’opérateur radio a été fermé presqu’un an après mon départ, ils n’ont pas tenus longtemps sans moi", plaisante-t-il. "Mais je digresse."
Sa passion pour la nature commence en 1974, avec l’observation des oiseaux. "Je connaissais quelqu’un qui est vraisemblablement le pionnier de l’écologie dans l’archipel : Michel Borotra. Un jour, il m’a passé un guide sur les oiseaux. Ca a été une révélation." À l’époque, Roger Etcheberry se met à dévorer les manuels d’ornithologie – "en anglais, parce que c’est plus facile à lire" – au travail, pendant ses pauses. Il profite aussi de ses jours de repos pour se rendre à Langlade, "parce qu’à peine débarqué du bateau, on est directement dans la nature". À chaque fois, il prend des notes sur les espèces qu’il observe. Il en découvre d’ailleurs plusieurs dizaines, non répertoriées auparavant.
"Dans un endroit comme Saint-Pierre et Miquelon, il faut se passionner pour quelque chose. Sinon on se met à boire, on fume, bref on s’ennuie." - Roger Etcheberry
"Et puis, quand on commence à s’intéresser aux oiseaux, on se demande ce qu’ils mangent. Alors, on jette un œil aux plantes", reprend-il. Il se passionne alors pour les plantes vasculaires - ou plantes à fleurs. "Dès 1816, il y avait déjà des recherches sur le sujet dans l’archipel. Je me suis appuyé sur ces écrits." Grâce à son ami Daniel Abraham, il s'intéresse aussi aux différentes espèces de mousses que l’on trouve à Saint-Pierre et Miquelon. Avec ce dernier, il récolte des échantillons qu’il inventorie soigneusement. Aujourd’hui encore, deux meubles de son bureau sont consacrés à ses herbiers.
En 1979, le Miquelonnais se met en disponibilité : pendant l’hiver, il rend visite à une amie canadienne à Terre-Neuve et prend des cours de botanique et de biologie à l’université de Saint-Jean. Il y achète son premier microscope. "Ça devenait indispensable".
Désormais, la flore de l’archipel n'est plus son principal sujet d'étude. Il y passe un peu moins de temps qu'avant et se consacre majoritairement aux moments de floraison et aux espèces rares. Sa dernière passion en date ? Les mammifères marins. "Je passe pour un bon identificateur de baleines à bosse", assure-t-il.
"On a 1 200 baleines différentes photographiées autour de Saint-Pierre et Miquelon" – Roger Etcheberry
Le naturaliste est en contact avec d’autres passionnés basés aux Bermudes, en République dominicaine et à Terre-Neuve, avec qui il échange et compare ses propres photos de cétacés. "Vous voyez cette baleine ?", s’exclame-t-il en montrant une image d’un animal presque entièrement enseveli par les flots, photographié aux Bermudes. "C’est la même que sur cette photo, prise dans l’archipel." Roger Etcheberry avoue passer "des heures et des heures" devant son ordinateur. Il sourit. "J’ai le temps. Je n’ai pas de femme, pas d’enfant. Pour ne pas passer pour un célibataire endurci, je dis que j’ai évité quatre divorces."
Le naturaliste reste néanmoins bien entouré. Il a réussi à fédérer d’autres passionnés, notamment d’ornithologie, qui échangent régulièrement avec lui. Leur base de données commune compte aujourd’hui 112 000 entrées.
Sylvie Allen-Mahé, de la mécanique à l'environnement
Dans un café de Saint-Pierre, Sylvie Allen-Mahé s’installe avec une boisson chaude. Elle aurait préféré une rencontre en plein air, mais le mauvais temps l’a empêchée. Blonde et athlétique, elle fait partie de ces observateurs en contact avec Roger Etcheberry. "Ce que j’aime, chez Roger, c’est qu’il est dans le partage", s’enthousiasme la Saint-Pierraise. "Il veut transmettre pour qu’un maximum de gens prennent la relève. Il ne veut pas que ses connaissances se perdent."
Cette éducatrice en environnement de 45 ans est dans le même état d’esprit. Depuis 2017, la jeune femme travaille à la maison de la nature et de l’environnement de Saint-Pierre, qu’elle a aidé à créer. Elle y met en place des projets de vulgarisation naturaliste à destination du grand public. Le dernier en date : une application mobile et un site internet qui répertorient la faune et la flore de l’archipel. "Je suis chargée d’enrichir la base de données de cet outil numérique" explique-t-elle. "Cela me permet d’en apprendre davantage sur l’archipel, mais aussi d’utiliser mes propres connaissances."
Car la jeune femme passe une grande partie de son temps libre dans la nature pour observer la faune et la flore – "à certaines périodes plus que d’autres, mais j’y retourne toujours". Une passion qui l’habite depuis l’enfance. "Avec mes parents, on passait nos étés dehors à Langlade. Je m’y suis sentais vraiment à l’aise", se souvient-elle, avant d’évoquer les pique-niques en forêt, la pêche à pied et les balades pour observer les cerfs. "L’envie d’en savoir plus, de pouvoir nommer les espèces que je voyais est venue plus tard, quand j’étais jeune adulte."
"Le printemps est ma saison préférée. En termes de floraison, c’est le top. L’hiver, il y a moins de choses à voir, à part des oiseaux marins." - Sylvie Allen-Mahé
À cette époque, Sylvie Allen-Mahé ne travaille pas dans l’environnement. Elle vient d’obtenir un bac professionnel en mécanique de l’automobile en métropole. Mais elle se sent perdue. "Je ne me voyais pas faire ma vie dans ce domaine-là." Elle devient alors animatrice au Centre culturel et sportif de Saint-Pierre et se spécialise dans les sciences de l’environnement via un brevet d’État. En parallèle, elle se met à lire des livres d’ornithologie – principalement québécois - qu’elle compare aux listes d’oiseaux déjà identifiés dans l’archipel. Elle se tourne aussi vers Roger Etcheberry, son voisin à Saint-Pierre. "Il était plus âgé et il avait de l’expérience", se rappelle-t-elle. "Je le suivais sur le terrain. Il m’a beaucoup appris."
Pendant ces excursions, la naturaliste prend beaucoup de notes et photographie les espèces inconnues. "Ce n’est pas du tout le même rythme que la randonnée. Quand je pars marcher, je ne passe pas une heure à prendre des photos d’une fleur ou d’un animal."
Aujourd’hui, la Saint-Pierraise préfère être autonome. Elle effectue ses observations en solitaire, lorsqu’elle a un moment à elle. "Quand mon fils était encore en bas âge, c’était plus compliqué pour moi de faire du terrain", précise-t-elle. "Il a maintenant 15 ans, donc j’ai plus de temps pour moi."
"Quand on est naturaliste, on se réfère beaucoup à ceux qui s’y connaissent. Mais il y a aussi une grande part d’autonomie et de travail personnel." - Sylvie Allen-Mahé
La jeune femme est devenue au fil des années une ornithologue experte. Elle s’anime : "J’ai même découvert une espèce d’oiseau qu’on n’avait encore jamais observé dans l’archipel : le bruant à couronne dorée." Une fierté pour Sylvie Allen-Mahé, heureuse d’avoir pu contribuer à une meilleure connaissance de l’archipel. "Quand on marche, on voit des tas de choses. Mais on ne sait pas toujours leurs noms. Je trouve ça dommage."
Gilles Gloaguen, sport et nature
Sur les sentiers de Langlade, des promeneurs observent une fleur jaune vif, qu’ils viennent de repérer. "Je ne sais pas ce que c’est", commente justement l’un d’entre eux. "Il faudrait demander à Gilles." Gilles, en référence à Gilles Gloaguen, un guide de randonnée de 32 ans très au fait des différentes espèces locales. Avec son entreprise touristique Escapades insulaires, ce sportif souvent coiffé d’une casquette et de lunettes cerclées, entend "présenter le territoire à travers la faune et la flore" aux personnes de passage, mais aussi aux Saint-Pierrais et Miquelonnais désireux de mieux connaître les lieux où ils vivent.
"Je fais beaucoup de hors sentier, parce qu’à Miquelon et à Langlade, c’est la seule façon d’accéder à certains endroits." - Gilles Gloaguen
Arrivé à Saint-Pierre et Miquelon alors qu’il était enfant, il a fait très jeune des excursions en plein air, dans l’archipel et au Canada. "Mes parents m’emmenaient très souvent en balade" se souvient-il. "Mon père est écrivain. Il était très inspiré par la nature." Cette approche "poétique" des grands espaces, Gilles Gloaguen ne l’a pas reprise à son compte. "J’ai une démarche contemplative, mais j’aime aussi l’aventure, l’idée de sortir des sentiers battus."
Il commence à s’intéresser à la faune et à la flore à l’école - "on avait des cours sur le sujet" - puis rencontre les naturalistes amateurs Rober Etcheberry et Daniel Abraham. Ce dernier l’emmène régulièrement sur le terrain, où il lui enseigne les noms et les spécificités des différentes espèces locales. "Au fil du temps, on est devenus amis. Aujourd’hui encore, on fait régulièrement des excursions ensemble."
Après le lycée, son intérêt pour la faune et la flore le pousse à continuer dans cette voie : il se lance dans un BTS gestion et protection de la nature, à Auray, en Bretagne, puis revient dans l’archipel où il est embauché par l’association de défense de l’environnement SPM Fragile. "Pendant trois saisons, j’ai fait des suivis scientifiques pour eux." Il étudie notamment l’impact des cerfs de Virginie – une espèce importée sur le territoire pour la chasse – sur la forêt boréale et les oiseaux qui y vivent. Il prend également des notes sur les populations de pluviers siffleurs, une espèce en voie de disparition en Amérique du Nord, qui niche sur l’isthme de Miquelon-Langlade.
Quand l’association cesse d’exister, il enchaîne les petits boulots : dans la restauration à Saint-Pierre et dans l’agriculture biologique, en Bretagne. En parallèle, il voyage et randonne beaucoup, notamment en Irlande, où il travaille pour le gîte et le couvert, en Amérique latine et au Canada – avec un trajet Montréal- Saint-Pierre à vélo, via la côte nord du Saint-Laurent. "Tout cela m’a permis de découvrir des milieux naturels différents", assure-t-il. "Et puis, je me suis installé à Saint-Pierre et Miquelon et j’ai intégré la maison de la nature et de l’environnement pendant un an en tant qu’animateur et guide."
Suite à cette expérience, il passe un brevet professionnel en activité de randonnée et éducation à l'environnement et fonde Escapades insulaires. Pour arrondir ses fins de mois, il lance aussi Roule ma poule, un service de coursier à vélo à Saint-Pierre. Le jeune homme aime associer pratique sportive et découverte des espèces animales et végétales. "Je suis beaucoup dans l’exploration", explique-t-il, avant d’évoquer les journées qu’il passe en repérages pour ses treks et randonnées.
"Les paysages, la faune et la flore, le sport : pour moi, tout cela va ensemble." - Gilles Gloaguen
Aujourd’hui, Gilles Gloaguen est heureux de pouvoir concilier sa passion pour la nature et son travail. Seule frustration : il ne peut pas exercer l’hiver. "En ce moment, je suis en train de passer mon diplôme de guide de haute-montagne.", affirme-t-il. "Cela devrait me permettre de faire des sorties en groupe, même quand il y a de la neige." Car à Saint-Pierre et Miquelon, les fous de nature ne s’embarrassent pas du froid ou du mauvais temps pour vivre leur passion.