Tout commence par un attroupement de badauds formé autour d’un docker martiniquais, Frantz Mofatt, dont le scooter est renversé lors d’une manœuvre par un automobiliste français. Celui-ci est l’un des rapatriés d’Afrique du nord, les Pied-noirs. Ils sont arrivés depuis les indépendances du Maroc et de Tunisie. Certains ont fui la guerre d’indépendance en Algérie.
Les deux hommes s’invectivent, échangent quelques coups de poing puis, réconciliés, partent prendre le pot de l’amitié dans un bar. Parmi les curieux qui commencent à se disperser après cet accident sans gravité, plusieurs appelés du contingent martiniquais, en permission. Leurs propos, vifs, sont mal compris par un consommateur attablé au bar de l’hôtel de l’Europe. Il est inquiet face à cet attroupement impromptu.
Il se trouve qu’il est membre de l’Association des Anciens d’Afrique du nord. II prévient les CRS. Un détachement, revenant de la cérémonie du départ du préfet, disperse violemment la foule, nombreuse en ce dimanche de fête populaire sur la Savane.
Aussitôt, le climat dégénère. La population caillasse l'hôtel de l'Europe. Les badauds, les militaires permissionnaires et plusieurs dizaines de jeunes venus des quartiers populaires s’en prennent aux CRS. Au crépuscule, la police nationale, composée de fonctionnaires martiniquais, patrouille et repousse les promeneurs.
La situation échappe aux autorités
Le calme revient sur le centre-ville de Fort-de-France. Ses rues sont investies à nouveau le lendemain soir, lundi 21 décembre. Les forces de l’ordre pourchassent les émeutiers. Edmond Eloi, surnommé Rosile, âge de 15 ans, est tué par un gendarme lors d’une échauffourée près du cinéma Olympia. Simultanément, Christian Marajo, 20 ans, est touché par une balle tirée par un agent martiniquais de la Police nationale, non loin du palais de justice.
Mardi 22, plusieurs personnalités lancent des appels au calme : l’évêque, Mgr Varin de La Brunelière ; le premier maire-adjoint, le Dr. Pierre Aliker ; le conseiller général, le Dr. Camille Petit. Alors que le Parti communiste soutient et tente d’encadrer les jeunes révoltés, le Parti progressiste à la tête de la municipalité se montre discret.
Durant la nuit de mardi à mercredi, un début d’organisation de la rébellion est constaté. Des engins incendiaires – des cocktails molotov utilisés pour la première fois en Martinique – sont projetés contre des édifices publics. Les gendarmes et les policiers sont attaqués par de petites escouades agiles. Un autre jeune, Julien Betzi, 20 ans, est mortellement touché place Stalingrad – actuelle François Mitterrand – alors qu’il commence de gravir le grand escalier vers le Morne Pichevin.
Un début d’organisation des émeutiers
Le climat est pesant au lever du jour. Mercredi 23, de nombreuses arrestations ont lieu. Policiers et gendarmes occupent la ville basse et tirent des coups de semonce dans le but de dissuader tout rassemblement. Fort-de-France est quasiment à l’arrêt. Un calme précaire se ressent.
Le lendemain, jeudi 24, à quelques heures du réveillon de Noël, la Martinique vit un moment historique. Le Conseil général se réunit en session extraordinaire. Une motion à l’initiative des élus communistes est votée à l'unanimité.
Le texte réclame "(...) que des conversations soient entamées immédiatement entre les représentants qualifiés des Martiniquais et le Gouvernement pour modifier le statut de la Martinique en vue d’obtenir une plus grande participation à la gestion des affaires martiniquaises".
Le Conseil général réclame une forme d’autonomie
La motion reste lettre morte. Nous sommes à l’époque du général de Gaulle. Les départements d’outre-mer sont des plateformes d’influence de la France, qu’il voit comme un arbitre entre les États-Unis, l’Union soviétique. Il n’empêche, le gouvernement est contraint de prendre des mesures draconiennes pour éviter une nouvelle explosion de violence. Notamment, le renvoi des CRS, considérés comme les responsables du soulèvement.
Le 28 décembre, le secrétaire général de la préfecture écrit au Premier ministre. Dans son rapport de synthèse, il mentionne que "la vraie raison des troubles est l’incertitude de l’avenir pour ceux de vingt ans dont le nombre croît rapidement". Les jeunes sans emploi doivent être, selon lui, mieux pris en compte dans les décisions politiques à venir.
Le pouvoir central renforce sa mainmise sur les affaires locales. Les élus sont marginalisés par le préfet. Le clivage s’accentue entre les deux camps dominant la vie politique : ceux qui veulent renforcer nos liens avec l’État, la droite assimilationniste ; et ceux qui souhaitent accroitre la responsabilité locale, la gauche autonomiste.
Par une ruse de l’histoire, la motion des conseillers généraux de décembre 1959 possède une certaine résonance ces jours-ci, avec le débat relancé sur l’autonomie. La vie politique recèle certaines permanences, même si les partisans de la responsabilité locale brillent désormais, sur ce sujet, par leur silence.
♦La motion du Conseil général votée le 24 décembre 1959
"Le Conseil Général de la Martinique, réuni en son hôtel, en session extraordinaire, le 24 décembre 1959, à l’occasion des graves évènements qui se sont déroulés depuis le 20 décembre à Fort-de-France, a voté à l’unanimité la motion suivante :
Proteste contre la répression brutale exercée par les C.R.S. et les forces de police, répression qui a causé la mort de trois personnes et fait de nombreux blessés parmi les civils ;
S’incline devant les victimes innocentes et s’engage à indemniser les malheureux parents.
Estime que les manifestations puissantes qui ont mis en mouvement des milliers de martiniquais, et surtout les jeunes, sont les preuves d’un mécontentement profond du peuple martiniquais. Ce mécontentement a pour cause l’arrogance et le racisme déclarés de certains métropolitains, la brutalité des C.R.S. qui sont unanimement détestés.
Ces manifestations sont également une protestation contre la misère généralisée, les bas salaires, le chômage massif qui frappe surtout les jeunes, les impôts excessifs, la non-satisfaction des promesses faites par le gouvernement. Elles sont également les conséquences du marasme économique qui ruine la production industrielle, artisanale et agricole.
Considère qu’il convient également d’éviter l’extension de telles manifestations à travers le pays.
En conséquence, le conseil général demande :
1- Le retrait de tous les C.R.S. et des éléments racistes indésirables.
2- La libération immédiate de tous les Martiniquais emprisonnés à l’occasion des derniers incidents.
3- L’application du salaire minimum interprofessionnel garanti sans abattement de zone.
4- L’abandon du projet gouvernemental d’introduire à la Martinique, pour la prochaine récolte, des milliers de travailleurs étrangers, mesure qui aggraverait le chômage et serait une véritable provocation à la misère des couches laborieuses.
5- La réduction sensible des impôts qui frappent les petites gens, artisans, petits commerçants, fonctionnaires...
6- Des mesures immédiates pour lutter contre le chômage :
a) Création dans le plus bref délai d’une caisse de secours aux chômeurs alimentée par des fonds d’état ;
b) Installation d’industries nouvelles et de chantiers de grands travaux d’équipement par la création d’un fonds spécial d’investissement géré par le conseil général.
7- L’extension de tous les avantages de la Sécurité Sociale et l’application intégrale du régime des prestations et allocations familiales.
8- Diminution du prix de l’électricité.
9- Création d’urgence de centre d’apprentissage et d’écoles professionnelles, et attributions de crédits plus important à l’école publique.
Le Conseil général demande qu’un dialogue soit entamé immédiatement entre les représentants martiniquais et le gouvernement pour modifier le statut de la Martinique afin d’obtenir une plus grande participation à la gestion des affaires martiniquaises.