La commune de Tsingoni est mise est en cause pour sa gestion et son fonctionnement par la chambre régionale des comptes. Dans un rapport rédigé en octobre 2024 et rendu public fin janvier, les magistrats notent plusieurs irrégularités, notamment le fractionnement de marchés publics pour éviter une mise en concurrence obligatoire. Cette pratique, là aussi relevée par la chambre régionale des comptes, a en partie valu au maire de Bouéni une récente condamnation à trois ans de prison ferme pour favoritisme et prise illégale d'intérêt.
Le rapport porte sur une période allant de 2019 à août 2024, il implique la mandature de Mohamed Bacar, condamné à de l'inéligibilité en mai 2023 et décédé en octobre de la même année, et celle de son successeur Issilamou Hamada.
Saucissonner des marchés publics
Selon la chambre régionale des comptes, la commune "manque à ses obligations de respect des grands principes de la commande publique." Les marchés publics supérieurs à 40.000 euros, ou 100.000 euros pour les marchés de travaux, doivent faire l'objet d'une publicité et d'une mise en concurrence. La municipalité est accusée d'avoir fractionné ses achats en plusieurs commandes pour éviter ce seuil et cette procédure, ce qui "est interdit" rappellent clairement les magistrats.
Le rapport énumère ainsi une longue liste de cas problématiques où les commandes ont été fractionnées avec des procédures de mise en concurrence allant de l'insuffisant à l'inexistant :
- La commune n'a pas toujours passé de marché global pour ses prestations récurrentes, que la chambre estime en cumulées à plus de 6 millions d'euros entre 2019 et 2023. "Les travaux d'éclairage public" et "l'éclairage des terrains de foot", les "services de télécommunications" et les "services informatiques" sont ainsi classées dans catégories distinctes.
- L'étude de faisabilité de réhabilitation des voiries communales a fait l'objet de trois commandes pour un montant total de 94.095 euros, "les deux premières études de faisabilité ont d’ailleurs donné lieu à un rendu identique."
- Les travaux de réhabilitation des services techniques ont fait l'objet de 14 bons de commande adressés à 8 entreprises pour un montant de près de 240.000 euros.
- Les travaux de rénovation de l'hôtel de ville ont été confiés à cinq entreprises différentes par neuf bons de commande pour un montant global de 233.000 euros.
- Les travaux du bâtiment de la police municipale ont été répartis entre quatre entreprises pour plus de 115.000 euros.
- Pour la maîtrise d'œuvre des travaux de restauration de la mosquée historique de Tsingoni, quatre marchés ont été conclus pour un montant total de 311.388 euros.
- Pour la réhabilitation du plateau sportif de Tsingoni, 180.673 euros ont été dépensés dans trois marchés distincts. 115.968 euros ont également été investis pour des opérations en dehors de ces marchés.
La chambre des comptes précise également que "les services de la commune, tout comme le maire en fonction, avaient pleinement conscience d’enfreindre la réglementation en vigueur, le DGS ayant adressé un courriel au maire lui rappelant ses obligations", au sujet du fractionnement des opérations de rénovations des services techniques.
Des anomalies dans la réalisation de ces marchés
Les magistrats notent également "des anomalies" dans certains marchés, comme le marché d'étude pour la régularisation des travaux de la mosquée de Tsingoni. Le recours à un architecte est par exemple obligatoire pour le dépôt d'un permis de construire. "L’entreprise retenue pour la demande de régularisation est un bureau d’études et non un cabinet d’architecte et le coût de sa prestation représente le double de celui du groupement titulaire du marché de restauration", explique la CRC. "Le dossier transmis à la chambre a d’ailleurs été réalisé par une architecte, gérante de son cabinet et non par le bureau d’études titulaire du marché."
758.587 euros ont aussi été dépensés en quatre ans pour des prestations d'études et d'accompagnement. La chambre a demandé à la commune de fournir un échantillon de 71 livrables tirés de ces études commandées. La mairie "n'a pas été en mesure de produire dix des dossiers demandés." Le rapport relève également que "la commune a eu recours à une même société à plusieurs reprises", avec parfois célérité qui questionne.
Un recours à une même entreprise qui interroge
En octobre 2022, cette entreprise a ainsi reçu une commande de 39.100 euros pour une étude sur la mise aux normes des réseaux d'eaux pluviales. La moitié de la mission était facturée moins d'une semaine après. La rédaction du dossier de consultation des entreprises aurait été réalisée en une journée, pour près de 10.000 euros, alors que la commune n'avait pas encore prévu ces travaux dans son budget, ni dans sa programmation pluriannuelle de ses investissements.
L'année suivante, la même société a réalisé en trois jours pour un montant de 32.080 euros une mission d'assistance à maîtrise d'ouvrage pour l’aménagement de l’école élémentaire de Mroalé et celle de Tsingoni mosquée. "Le livrable du bureau d’étude consiste en une note de 27 pages relative à l’aménagement d’une cour de récréation, non spécifique aux écoles de Mroalé ou Tsingoni et qui reprend mot pour mot le contenu d’un mémoire d’une autre entreprise à l’occasion d’un autre marché", explique la CRC, qui ajoute que ce plagiat avait pourtant été signalé au directeur général des services par le directeur administratif et financier.
120.000 euros de prestaires pour des documents "mis en doute"
Pour pallier ces problèmes, la commune a décidé de recourir à deux prestataires pour réaliser des cahiers des charges et des rapports d'analyse des offres. 120.000 euros ont ainsi été dépensés entre 2022 et mai 2024, pour des rapports facturés entre 3.000 et 4.900 euros l'unité. "La réalisation de certains de ces documents est mise en doute par la chambre, notamment dans les cas où la commune est assistée d’un maître d’œuvre chargé de l’opération et à qui revient cette tâche", expliquent les magistrats.
"Dès mon élection en mai 2023, j'ai organisé des sessions de formations pour les élus et
les cadres sur les risques pénaux liés aux manquements aux principes de la commande publique", assure le maire de Tsingoni, Issilamou Hamada, dans sa réponse à la chambre. L'édile explique avoir fait appel à un expert en achat pour les accompagner jusqu'en juin 2025. Un chantier de programmation des achats est également prévu.
Une embauche et des voitures
La chambre régionale des comptes étrille également le fonctionnement de la mairie de Tsingoni. L'embauche en CDI en février 2024 du directeur général des services est par exemple questionnée : cet emploi ne pouvant faire l'objet que d'un CDD renouvelable de trois ans maximum pour les communes de moins de 40.000 habitants. Ce contrat a également fixé un indice de rémunération supérieur à "l'indice brut le plus élevé de la grille indiciaire de cet emploi" pour les communes de cette taille. Pour se défendre, le maire fait valoir les difficultés de recrutement rencontrées par la commune, la loi permettant cette embauche si "aucun fonctionnaire territorial n'a pu être recruté dans les conditions prévues."
Autre sujet : les voitures de fonction, ou "des avantages en nature alloués dans des conditions imprécises" pour la chambre. Normalement, seul le directeur général des services peut se voir attribuer un véhicule de fonction. Le maire peut bénéficier d'un véhicule de service pour des trajets professionnels si son mandat le justifie. La chambre avait déjà relevé lors de son précédent contrôle en 2019 qu'un véhicule de fonction avait été octroyé au maire et au DGS "sans qu’un tel avantage en nature ne figure sur leurs bulletins de paie."
Rebelote : en 2021, le conseil municipal en octroie au DGS, au directeur général adjoint et au maire, ainsi qu'un véhicule de service pour le directeur de cabinet. Par courrier, le préfet a demandé le retrait de cette délibération "au titre du contrôle de légalité." Quelques mois plus tard, les élus votent une nouvelle délibération confirmant le véhicule de service au directeur de cabinet et un de fonction pour le directeur général des services. Cette autorisation a été renouvelée en 2023, mais ne figure toujours pas sur le bulletin de paie du DGS. Le maire dispose également depuis d'un véhicule de service, avec autorisation de le garder à son domicile. Toute utilisation privée est interdite, mais aucun dispositif n'est prévu pour le vérifier. "Dans une volonté de corriger les pratiques illégales, la commune s’est dotée d’un règlement intérieur fixant les conditions d’utilisation des véhicules municipaux", précise Issilamou Hamada.
Des frais de représentation en forte hausse
Chaque année, la commune de Tsingoni mandate en moyenne cinq conseillers municipaux pour participer au congrès de l'association des communes et collectivités d'Outre-mer et au congrès des maires. Certains élus peuvent aussi participer à des événements en lien avec leur délégation, comme le sport ou la culture. La chambre relève que les délibérations "n'expliquent pas la nécessité d'envoyer un nombre aussi important d'élus et ne prévoient aucune restitution" et s'interroge sur la pertinence de financer les déplacements d'élus à des compétitions sportives régionales.
Le maire touche également depuis septembre 2022 une indemnité annuelle pour frais de représentation de 10.000 euros, de manière "unique et globale", sans la production de pièces explicatives. "La commune prend pourtant également en charge divers autres frais, notamment liés à ses déplacements en dehors du département", note la chambre régionale des comptes.
Des écoles largement saturées et des comptes insincères
La chambre régionale des comptes alerte régulièrement les communes sur la saturation des capacités d'accueil des écoles et Tsingoni ne fait pas exception. Les deux tiers des plus de 3.000 élèves inscrits fonctionnaient déjà selon un système de rotation, avant même le passage du cyclone Chido. Si la CRC appelle à développer le bâti, elle note que "le suivi insuffisant des investissements réalisés, notamment des subventions à recouvrer, rend l’émergence de nouveaux projets de construction ou de réhabilitation difficile."
La commune de Tsingoni ne s'est pas encore dotée d'un schéma directeur des écoles, pour dresser un état des lieux du bâti existant et des besoins. "Elle a conclu un marché avec la société E. en avril 2023, pour un montant de 49.143 €. La mission n’a toujours pas démarré", énonce le rapport. "Elle est la seule, parmi les dix-sept communes de Mayotte, à n’avoir pas reçu le moindre livrable, même un simple état des lieux de l’existant."
Les magistrats dénoncent également "l'insincérité des comptes qui résulte d'importantes carences dans le suivi budgétaire et comptable", et qui ne permet donc "pas de connaître sa situation financière réelle." Elle semble néanmoins se détériorer, avec des problèmes de trésorerie qui entraînent des retards dans le paiement des fournisseurs conduisant à des arrêts dans les travaux de construction, notamment dans le domaine scolaire.