Santé : "le mot même de traumatisme est tabou", quand le cyclone Chido délie les langues sur la santé mentale à Mayotte

Une habitante dans sa maison détruite après le passage du cyclone Chido
Depuis le passage du cyclone Chido, beaucoup œuvrent pour la prise en charge psychologique des Mahorais, nombre d'entre eux ayant été choqués par la catastrophe et ses conséquences. La question de la santé mentale a pourtant longtemps été un tabou, dans une culture qui valorise la résilience, mais où deux fois plus d'habitants souffrent de syndromes dépressifs que dans l'Hexagone.

Le passage du cyclone Chido a été un traumatisme pour de nombreux Mahorais, particulièrement chez les plus jeunes. "Des fois, ça me revient, j'entends à nouveau le son du vent sur la tôle et après je ne dors plus, je fais une nuit blanche", confiait Fazil, un adolescent de 14 ans quelques semaines après la catastrophe. La crainte de mourir, la vie pénible sans électricité, sans eau ou sans chez-soi a pesé sur le moral de la population. Des cellules médico-psychologiques ont été mises en place, la question a été soulevée au sein des entreprises et des administrations, la presse nationale et locale s'en sont fait l'écho. Il n'a jamais été autant question de santé mentale, dans une société peu loquace sur ce sujet.

"Chido a remis les choses à plat", résume Nadjima, une fonctionnaire. "Avant, le mot même de traumatisme était tabou." La jeune femme a été sensibilisée à cette question, ayant travaillé dans une entreprise "où on évoquait souvent le bien-être" à Grenoble. C'est ainsi que l'Organisation mondiale de la Santé définit une bonne santé mentale : pas seulement par l'absence de troubles ou de handicaps mentaux, mais par un "état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive." 

"Dieu l'a voulu"

"Parler de ce qu'on ressent, ça fait ressortir la faiblesse, alors que Mayotte est une société qui valorise la résilience", analyse-t-elle. "Il y a aussi l'aspect religieux, on nous enseigne à prendre les choses comme elles viennent, si ça va mal, c'est que Dieu l'a voulu, que ce qui est destiné est voué à arriver." Cette mentalité se démontre notamment lors de drames, par le stoïcisme de certaines familles qui ont perdu un proche dans des circonstances brutales. "On apprend que si on pleure nos morts trop longtemps, ça les empêchera de se reposer en paix", précise Nadjima. À côté d'elle, sa collègue Rahafadhia partage cette vision : on ne parle pas assez de ses émotions à Mayotte, on ne se préoccupe pas assez de sa santé mentale. Elle le sait. "Mais je le fais rarement, parce que c'est tabou", avoue-t-elle avec un maigre sourire. 

Pour elle, faire l'expérience du cyclone Chido a été une prise de conscience. "On s'est regardé avec ma famille et on s'est dit : comment on avance ? Comment on se relève après ça ?", se remémore la jeune femme. Elle aurait pu prendre son téléphone et appeler la cellule d'aide médico-psychologique. "Je ne l'ai pas fait, je pense que c'est une question de courage. Il faut du courage pour accepter qu'on va mal et qu'on cherche de l'aide." L'envie était là, mais elle avait la crainte de ne pas trouver de réponses à ses questions, "et puis la famille disait que de toute façon, le cyclone avait été envoyé par Dieu. On a fait avec, même si on peut garder des cicatrices."

Deux fois plus de syndromes dépressifs

Parler de ses émotions, surtout négatives, est un marqueur dans la société mahoraise. Des hommes vont soutenir fermement qu'ils ne se sont jamais sentis déprimés ou malheureux dans leur vie, malgré des visages marqués par le poids des ans. Mayotte baignerait dans le bonheur ? Une étude de l'Insee menée en 2019 affirme le contraire : 20% de la population est concernée par un syndrome dépressif, deux fois plus que dans l'Hexagone ou La Réunion. Mayotte est l'un des départements les plus touchés, avec de multiples causes : une mauvaise santé, un manque de sommeil, des conditions de vie précaires, le chômage important, les suites d'un accident, une situation administrative incertaine ou encore un manque d'intérêt de la part de leurs proches. 

"Il y a des sujets qu'on peut aborder avec ces proches et d'autres non, à cause du jugement des autres. On est une société qui est beaucoup dans le paraître", suggère Marcus, un étudiant. "Il y en a qui ont des dettes, des problèmes familiaux, mais on le cache, on fait comme si de rien n'était." Plusieurs obstacles freinent les conversations comme les idées reçues : la dépression est renvoyée aux usagers de drogues, la santé mentale réduite aux troubles psychiques.

Voir les Djinns avec les bonnes lunettes

À cela s'ajoute, l'association de certains troubles à la manifestation de djinns, d'esprits. En février 2023, plusieurs parents du collège Zéna M'déré se sont inquiétés d'une série de crises parmi les élèves. "On nous parle de crise d'angoisse et de crise de panique, on sait qu'il y a les méthodes classiques, mais on sait qu'il y a un mal plus profond que ça", expliquait alors la mère d'une élève. Marcus avait vécu un cas similaire : "C'était pendant le Covid, qui m'avait vraiment affecté. On me disait que c’étaient les djinns, j'ai fait des recherches et j'ai vu que ça s'appelait une crise d'angoisse."

Le collège Zena M’dere serait-il hanté par des esprits ?

La question des djinns, Houssamie Mouslim l'a fréquemment rencontrée comme psychologue à Mayotte, notamment durant ses six années passées à la Maison départementale des personnes handicapées. Pour cette professionnelle, balayer cette question revient à balayer une partie de son patient. "Said Ibrahim, qui est chercheur en ethnopsychiatrie, a dit qu'on ne peut pas soigner quelqu'un en méconnaissant complètement ses origines culturelles." Selon elle, il faut utiliser les références culturelles, ce qu'elle appelle "des lunettes", pour pouvoir "dire quelles sont les valeurs, les limites, les rigidités qui ont été froissées et arriver à une crise d'angoisse. En fonction de mon orientation, psychanalytique, neuropsychologique, j'interpréterai cette crise d'angoisse d'une manière ou d'une autre." 

Les 40 jours après l'accouchement

Certaines traditions ne sont pas non plus sans fondements. "Il y a par exemple les 40 jours après l'accouchement, où à Mayotte on est pendant 40 jours aux petits soins pour madame", précise la professionnelle. "Ces 40 jours, on les retrouve dans la médecine chinoise, dans l'histoire de l'Hexagone avec la pratique des relevailles. C'est mon analyse, mais ces 40 jours sont là pour accompagner la mère et éviter une dépression post-partum (ndlr : des troubles de l'humeur qui peuvent survenir après l'accouchement)."

Si selon l'enquête de l'Insee, seule 2% de la population a eu recours à un professionnel de la santé mentale en 2018 (contre 7% dans l'Hexagone), ce n'est pas le ressenti de la psychologue durant ses deux années d'exercice en libéral. "La demande ne tarissait pas, mais le fait que ce soit un tabou de prendre soin de soit, c'est comme partout ailleurs", constate Houssamie Mouslim. "Je l'ai peut-être plus ressenti quand j'étais à la protection maternelle et infantile. On orientait vers moi les bénéficiaires, quasi exclusivement des femmes enceintes. Quand on quitte chez soi pour rencontrer une sage-femme et qu'on se retrouve face à une psychologue, on ne sait pas trop quoi dire."

Mieux vaut prévenir que guérir

Si plusieurs associations œuvrent pour sensibiliser à la question de la santé mentale, comme Fikira ou le Groupe d'Entraide Mutuelle (GEM) Vivre Ensemble, le cyclone Chido y a participé. C'est en tout cas ce qu'espère la professionnelle. "On parle beaucoup de prévention pour les pathologies physiologiques, maintenant il va falloir penser à la prévention en matière de santé psychique", explique-t-elle, bien que cette affirmation soit valable pour l'ensemble de la société française. Elle prend pour exemple son ancien employeur : les PMI. 

"Il faudrait au moins trois psychologues juste pour la protection de l'enfant, pour la parentalité. C'est-à-dire, vraiment accompagner les parents sur ce qu'il faut faire pour accueillir enfant", détaille la psychologue. "Peut-être que ça aiderait à régler le problème de régulation des naissances, parce que ça prend du temps d'écouter un enfant, pour qu'ils se sentent accueillis. Il faut qu'on puisse considérer les enfants autrement que comme la validation d'un mariage." Un vœu pieux, elle ne peut s'empêcher de lâcher un rire après avoir évoqué le chiffre de trois psychologues à la PMI. 

Un nombre de psychologues réduit comme une peau de chagrin

"J'étais la seule psychologue de la PMI et je suis partie", résume-t-elle. "En 2023, on a perdu 20 psychologues en deux mois, la crise de l'eau a été la goutte de trop. Dans l'Education nationale, on devait en avoir un ou deux psychologues par circonscriptions (ndlr : le département en compte 11). A la rentrée, ils étaient peut-être trois sur tout le territoire alors qu'il y en avait une dizaine en 2018." Comme tous les autres secteurs de la santé dans le département, la prise en charge de la santé mentale est pénalisée par la désertification médicale et le manque d'attractivité du territoire. 

La Mahoraise insiste sur le fait qu'elle a travaillé pendant deux ans dans la fonction publique hospitalière en Alsace, avant de revenir exercer à Mayotte. "Ce qui veut dire qu'on peut avoir fait son bac à Mayotte, suivre des études de psychologie, travailler dans l'Hexagone et revenir ensuite travailler à Mayotte", ajoute-t-elle. Elle se raccroche à cet espoir : les jeunes sont de plus en plus sensibles à ces questions, peut-être qu'ils seront plus nombreux à embrasser une carrière dans le secteur.