Caisse locale des retraites : des mairies visées par une enquête pour détournement de fonds publics

Les locaux de la Caisse locale de retraite, dans le centre-ville de Nouméa.
Dans une situation financière critique, la Caisse locale de retraites a-t-elle été flouée par des employeurs publics comme des municipalités ou des établissements hospitaliers ? La justice se pose la question. Des investigations sont en cours.

Aux vertigineuses difficultés financières, qui la placent en quasi état de cessation de paiements, la Caisse locale des retraites (CLR) va devoir endurer l’épreuve judiciaire. En tant que victime.La justice vient en effet d’ouvrir une enquête préliminaire pour comprendre dans quelles conditions et pour quelles raisons des employeurs publics calédoniens ne s’acquittent pas de leurs cotisations patronales et salariales, pourtant obligatoires auprès de la caisse de retraites.Chargée de gérer les pensions de retraites de 5 683 agents de la fonction publique calédonienne, la CLR est confrontée à des difficultés depuis bien des années. La trésorerie fond inexorablement (de 7,5 milliards de francs en 2018 à 1,9 milliard de francs au 29 avril), le régime dit de répartition est déséquilibré et déficitaire et « les perspectives sont désormais négatives avec l’arrivée de l’âge de la retraite de classes d’effectifs nombreuses », pointe l’IEOM dans son rapport annuel économique 2022, publié il y a quelques jours.

Un signalement au parquet

Un autre facteur explique aussi ces difficultés financières : le non-paiement des cotisations patronales et salariales par certains employeurs. Qui se cumule à la dette des hôpitaux publics. Au 30 avril, le total des créances s’établissait à 2,3 milliards de francs, dont 1,789 milliard de cotisations impayées et 511 millions de francs de pénalités.C’est ce qui aurait motivé la justice à s’intéresser de plus près à cette situation. Début mai, un signalement est arrivé sur le bureau du procureur de la République. Dans un courrier signé de Dominique Frontier, secrétaire général du syndicat des retraités territoriaux, dont NC la 1ère a pris connaissance, il est ainsi écrit que « certaines collectivités n’ont pas reversé à la CLR les cotisations salariales prélevées sur les salaires des fonctionnaires. L’exemple le plus flagrant est celui de la mairie de Poindimié qui, depuis juin 2022, n’a pas effectué le moindre versement à la caisse ».

Le préjudice pourrait être de plus de 40 millions de francs

Après un examen attentif de ce signalement, le procureur Yves Dupas a décidé de diligenter une enquête préliminaire contre X pour détournement de fonds publics et abus de confiance « au préjudice de la CLR ». Le montant du non-paiement des cotisations salariales auprès de la CLR serait estimé à plus de 40 millions de francs. « De nombreux employeurs publics connaissent des difficultés pour régler leur part patronale. Cela peut notamment s’expliquer par des problèmes de trésorerie. En revanche, que des employeurs publics ne règlent pas les cotisations salariales, c’est autre chose… Cela devient problématique car elles sont prélevées sur les salaires des fonctionnaires. L’argent est donc utilisé à d’autres fins plutôt que d’être restitué à la Caisse », dénonce Betty Audié, directrice de la CLR.

Nous essayons de rattraper notre retard pour apurer cette dette.

Elise Sauge, secrétaire générale de la mairie de Poindimié

En tête des mauvais payeurs, la mairie de Poindimié est donc pointée. Des documents internes à la CLR prouvent que la municipalité gérée par Paul Néaoutyine, également président de la province Nord, n’a pas réglé ses cotisations salariales depuis plus d’un an. À cela s'ajoutent les cotisations patronales, que la commune n’a pas non plus payées à la CLR. « La créance, pour les cotisations patronales et salariales, s’élève à près de 8 millions de francs pour l’année 2023 », précise la directrice Betty Audié.La secrétaire générale de la mairie de Poindimié, Elise Sauge, reconnaît un « retard » dans le paiement des cotisations, conséquence d’une « mauvaise gestion, il ne faut pas avoir honte de le dire. Ça a dérapé en juin 2022 ». « Nous allons désormais payer et nous essayons de nous mettre à jour », affirme-t-elle.

« Nous sommes un dommage collatéral »

D’autres mairies n’ont pas réglé leurs cotisations, assure la directrice de la CLR, comme celle de Poum (453 000 francs de cotisations patronales et salariales), de Houaïlou (927 000 francs de cotisations patronales et salariales) ou encore de Bourail (plus de 10 millions de francs de cotisations patronales et salariales). « Il y a également la caisse des écoles de Lifou et la province des îles Loyauté pour plus de 110 millions de francs de cotisations patronales et salariales. »Mi-juillet, le total des cotisations impayées des collectivités locales grimpait à… 142 millions de francs. « L’argent se fait rare dans certaines collectivités. Nous sommes un dommage collatéral. Mais les collectivités et les établissements publics doivent comprendre que la caisse n’a plus de ‘matelas’ pour absorber les impayés et qu’ils doivent être à jour de leurs cotisations qui nous permettent ensuite de payer les pensions », poursuit Betty Audié.

Un "risque pénal"

Les difficultés financières des collectivités ont aussi débouché sur des défauts de paiement dans le secteur de la santé. Prenons l’exemple du Centre hospitalier du Nord, dont le directeur général Joachim Tutugoro vient d’annoncer que plusieurs services de soins pourraient être mis à l’arrêt au 1er septembre. La direction CHN ne verse plus les cotisations patronales depuis 2018, elle vient tout juste de s’acquitter des cotisations salariales pour 2022 et doit encore plus de 5 millions de francs pour 2023. En comptant les pénalités, elle devrait ainsi débourser pas moins de 803 millions de francs à la Caisse locale des retraites pour être à jour.Dans un rapport publié en mars 2021, la Chambre territoriale des comptes avait pointé du doigt les retenues sur salaires des agents du CHN qui ne sont pas reversées à la CLR, écrivant que « la trésorerie des établissements publics de Nouvelle-Calédonie avait alerté [en 2019, NDLR] l’établissement hospitalier sur le risque pénal induit par cette pratique ». Malgré cet avertissement, la situation s’est reproduite.

"Que toute la lumière soit faite"

À l’origine du signalement au procureur de la République, Dominique Frontier veut désormais que « toute la lumière soit faite sur l’utilisation de l’argent par les employeurs publics qui ne reversent pas les cotisations salariales à la CLR. Cette manne financière est utilisée pour payer un fournisseur ou boucher les trous, alors que ce ne devrait pas être le cas ».Le retraité syndicaliste, qui a été entendu au commissariat début juillet, prévient également des conséquences pour les fonctionnaires qui désirent partir à la retraite « et qui ne seraient donc pas à jour de leurs cotisations. En cas de décès, la pension de reversement ne pourra pas être réglée aux veuves et veufs avant une longue période et de lourdes démarches administratives ».

Nous cherchons les éléments d’éclairage pour établir si nous sommes en présence d’une utilisation des fonds pour régler d’autres créances, ce qui constituerait une infraction au code pénal.

Yves Dupas, procureur de la République.

Sur le plan judiciaire, les enquêteurs de la police nationale devraient auditionner prochainement la directrice Betty Audié, ainsi que le membre du gouvernement Vaimu'a Muliava, chargé du secteur de la fonction publique et président du conseil d’administration de la CLR.Le procureur Yves Dupas a confirmé que des investigations étaient en cours sur l’utilisation « de ces fonds publics qui ne sont pas reversés à la CLR ». Le magistrat affirme en outre que « s’il s’agit d’un versement tardif des cotisations dans un processus de comptabilité peu rigoureux des mairies et des établissements publics, l’infraction de détournement de fonds publics pourrait ne pas être constituée. Nous cherchons actuellement les éléments d’éclairage pour établir si nous sommes en présence d’une utilisation des fonds pour régler d’autres créances, qui pourrait alors être regardée comme une infraction au code pénal ».

Le délit de détournement de fonds publics peut être puni jusqu’à dix ans d’emprisonnement.