Crise en Nouvelle-Calédonie. “On est face à une urgence alimentaire, pratiquement une urgence humanitaire”, prévient Joël Kasarhérou, président du mouvement Construire autrement

Joël Kasarherou était l'invité de la librairie Calédolivres, à Nouméa, samedi 20 juillet 2024.
Dans son livre “Décolonisation de la Nouvelle-Calédonie : quel avenir ?” paru cette année, Joël Kasarhérou, docteur en physique, à la tête d’une entreprise et du mouvement Construire autrement, alertait déjà sur les risques d’un retour à la violence. Deux mois après le début des émeutes, il évoque désormais des pistes pour sortir le Caillou d’une “catastrophe économique”. Entretien.

Invité à une causerie, ce samedi matin, à la librairie Calédo livres à Nouméa, le président du mouvement Construire autrement, Joël Kasarhérou, a axé son intervention sur la situation économique de la Nouvelle-Calédonie, qui se dégrade de jour en jour depuis les violences qui ont éclaté le 13 mai. Il était l’invité du journal de la mi-journée, présenté par Claudette Trupit. 



NC la 1ère : Vous avez pu échanger avec le public calédonien, ce samedi matin, sur cette crise économique que traverse le pays. Comment la qualifiez-vous ? 

Joël Kasarhérou : La situation est catastrophique. D'abord parce qu’il y a un déni politique localement et un déni aussi de la part de Paris. L'aide apportée [par l’État] ne correspond en aucune manière aux dégâts qui sont faits, non pas au niveau des bâtiments mais au niveau du cycle économique. Aujourd’hui, on a un gros problème de crise de liquidités. Il y a un effet retardataire de 2 à 3 mois. Il ne faut pas parler de reconstruction. Il y a aussi un déni sur ce point. Il y a un continuum de crise qui va se faire jusqu'à probablement fin août. 

Cette prise de conscience doit se faire au niveau politique localement, via une politique budgétaire, et aussi du côté de Paris, via une politique monétaire. 

Joël Kasarhérou, auteur du livre “Décolonisation de la Nouvelle-Calédonie : quel avenir ?”


Avec quelles conséquences ? 

On devrait toucher le fond, avec une urgence alimentaire - c’est-à-dire que les gens ne mangent pas à leur faim -, une urgence sanitaire - ils ne sont pas soignés comme ils le devraient - et une urgence économique, qui fait qu’on ne peut pas relancer l'économie sans injection de liquidités, de manière très intensive. C'est comme un corps qui a cessé d'être alimenté : il faut 30 jours avant de mourir. Nous, c'est pareil. On n'est pas alimenté et tant qu'on n'est pas alimenté, il y a après des dégâts irréversibles qui se produisent. Donc aujourd'hui, il faut qu'il y ait une prise de conscience pour agir. Et cette prise de conscience doit se faire au niveau politique localement, via une politique budgétaire, et aussi du côté de Paris, via une politique monétaire. 


Y a-t-il une prise de conscience de ces enjeux de la part de nos responsables politiques et des Calédoniens ?
 

Non, c'est pour ça qu’on dit qu’il y a une fenêtre de tir jusqu'au 15 décembre pendant laquelle on peut organiser les [élections] provinciales. Faisons un gouvernement très resserré, avec un mandat de moins de deux ans, où il aura cent jours pour réformer de manière structurelle. Car l’idée, c'est que si on fait un milliard [de francs] d’économies, l’État peut injecter un milliard de liquidités. C’est donnant-donnant.  Aujourd’hui, si on ne fait rien, on n’aura rien. C’est ça, la politique. La question est de savoir quels leviers on peut activer pour faire des économies. 

Aujourd’hui, la Calédonie n’est pas solvable. On a un besoin en liquidités qui est énorme.  

Joël Kasarhérou


Ce serait par l’intermédiaire de prêts de l’État ?

Non, ce n’est pas un prêt. Ce sont des économies que nous faisons, et l’État donne l’équivalent en liquidités. Il s’agit de faire ses économies poste par poste. Un exemple avec les primes salariales sur la collectivité territoriale de la Nouvelle Calédonie : elles représentent 2 milliards [de francs Pacifique]. Si on décide de supprimer ces primes, parce qu’elles ne sont pas forcément un dû et que ce n’est pas une atteinte aux salaires, eh bien, ce sont 2 milliards en liquidités qui arrivent. Aujourd’hui, la Calédonie n’est pas solvable. On a un besoin en liquidités qui est énorme.  


On a déjà cette avance remboursable de l’Etat de 12 milliard de francs. Le gouvernement compte aussi demander une autre avance, qui est de 50 milliards, d'ici la fin de l'année. Est-ce la bonne méthode pour rembourser tous ces prêts ?

Bercy a raison sur ce point : si on met de l'eau dans un tonneau percé, ça continue de couler. L'idée, c'est donc de montrer d’abord qu'on est capable de gérer de manière responsable les collectivités. On a une structure de coûts qui est beaucoup trop rigide, il faut la diminuer. Cela ne veut pas dire supprimer les agents. Cela veut dire supprimer les dépenses extravagantes et on en a beaucoup. Et rien qu’avec ça, en contrepartie, Bercy peut entendre ce message. Toute aide doit être adossée à un engagement d’une politique budgétaire ou fiscale. Aujourd’hui, on a très peu de marge de manœuvre, à part celle de faire des économies. Il faut travailler là-dessus plutôt que de vouloir encore s’endetter. Car il faut rembourser, après.

On va avoir des gens qui vont quitter leur logement et ne plus manger.

Joël Kasarhérou


Mais les Calédoniens ont-ils vraiment conscience que l'heure est grave et qu'il faudra faire des économies ?

Je peux vous dire que les chefs d'entreprise, les gens qui sont touchés par les licenciements et les gens qui sont en situation précaire en sont très conscients. On a l'impression que la classe politique n'a pas du tout conscience de cette gravité. Et il faut rappeler quelque chose, c'est que tant qu'on n’a pas les flux de biens et de personnes, l'économie ne tourne pas. Et quand elle ne tourne pas, on a un effondrement. Donc on a une une dépression et on va avoir une atteinte directement sur l’alimentaire. Aujourd'hui, il y a des gens qui ne mangent plus. Ils font des arbitrages entre payer quelque chose ou manger. On va avoir des gens qui vont quitter leur logement et ne plus manger. On mange un repas par jour, on se sacrifie pour les enfants, on en est là aujourd’hui. On est face à une urgence alimentaire, pratiquement une urgence humanitaire. 

Une réaction concernant la Nouvelle-Zélande, qui a appelé au dialogue et au compromis sur le dossier calédonien lors d'un sommet à Tokyo ?

Ils sont concernés au niveau de l'instabilité politique, car ce sont nos plus proches voisins. On a déjà des ruptures de flux de touristes et aussi de flux commerciaux qui vont peut-être s’amenuiser. C'est extrêmement problématique pour eux et l'instabilité politique, généralement, ce n'est pas bon pour le voisinage.