ENTRETIEN. Joël Kasarhérou : "Sans accord politique, l’aide de la France ne viendra pas"

Joël Kasarherou était l'invité de la librairie Calédolivres, à Nouméa, samedi 20 juillet 2024.
Face à une crise économique sans précédent, la Nouvelle-Calédonie attend des réponses. Joël Kasarhérou, chef d’entreprise et fondateur du mouvement politique Construire autrement, estime que le soutien financier de l’État français ne suffira pas à redresser le territoire sans un changement politique et des réformes de fond. Il nous explique pourquoi l’injection de fonds, sans vision politique claire, ne peut être une solution durable.

Joël Kasarhérou, chef d’entreprise et  fondateur du mouvement politique Construire autrement, souligne que le soutien financier de l'Etat français ne suffira pas pour redresser la Nouvelle-Calédonie sans un accord politique clair. Il met en garde contre la paralysie des entreprises et l'incertitude qui freinent les investissements. Pour lui, seule une stabilité politique permettra de sortir de l'impasse et de garantir une relance durable.

NC la 1ère : Comment décririez-vous la crise actuelle en Nouvelle-Calédonie, notamment après les émeutes du 13 mai dernier ?

Joël Kasarhérou : La situation des comptes publics en Nouvelle-Calédonie est aujourd’hui très incertaine. La récente visite du ministre des Outre-mer visait surtout à rassurer les Calédoniens et à sanctuariser un minimum de ressources du budget national afin de maintenir la Calédonie en survie. L'intervention de l'Etat se fait par des prêts et non par des subventions et au coup par coup. Dans le secteur privé, la situation est extrêmement difficile : trois quarts des entreprises tournent au ralenti et ont souvent épuisé leurs trésoreries.

On est dans une situation de sinistralité qui risque de devenir critique dès la fin d’année (à cause de la fin du chômage), avec potentiellement un effondrement systémique en 2025. La demande solvable est en baisse, le chômage augmente, et les entreprises ne peuvent plus se projeter sans solution politique pour définir un horizon d'investissement clair. Sans projet d’avenir clair, il devient presque inutile d’investir.

Sans projet d’avenir clair, il devient presque inutile d’investir.

Joël Kasarhérou

Vous semblez dire que la crise est bien plus profonde qu’une simple conjoncture économique…

J.K. : Absolument. L’économie ne peut pas redémarrer sans stabilité politique, et aujourd’hui, il est impossible de se projeter dans l’avenir. Les entreprises ont besoin d’une vision politique claire pour investir, or il n’y a aucun consensus sur l’avenir du territoire entre indépendantistes et loyalistes. Cette incertitude paralyse toute initiative.

C’est aussi pour cette raison que le président du Sénat et la présidente de l’Assemblée nationale sont venus en Nouvelle-Calédonie. Ils sont venus encourager le dialogue entre les parties pour qu’une entente politique permette de stabiliser le territoire. Mais tant que les tensions restent fortes, les entreprises, comme les investisseurs, hésitent à s’engager et le pays chute.

Pourtant, l’État français pourrait injecter des fonds pour redresser la situation. Pourquoi ne le fait-il pas ?

J.K. : L’État a déjà injecté d’énormes liquidités pendant la crise COVID. À l’époque, les aides ont été immédiates et ont atteint au cours des trois premiers mois un niveau presque deux fois supérieur à celles consenties après le 13 mai 2024. Aujourd’hui, l’État maintient le pays sous perfusion et attend des réformes de fond et que les élus calédoniens assument leurs responsabilités. Sans projet politique structuré et sans gestion budgétaire sérieuse, il ne veut pas continuer à remplir un “tonneau des Danaïdes”.

Pouvez-vous mettre en perspective ce que représente le soutien de la France pour la Nouvelle-Calédonie ?

J.K. : La France a des moyens financiers considérables. Le budget de l'Etat est autour de 250 milliards d'euros. Dans ce contexte, un financement de 1 ou 2 milliards pour la Nouvelle-Calédonie représente une infime fraction de ses dépenses globales. Mais pour l’État, le problème n’est pas le montant ; c’est la gestion de cet argent et son impact. À l’échelle de notre économie, c’est énorme, mais cela ne suffit pas si nous n’avons pas de projet politique clair pour assurer une utilisation efficace de ces fonds et rétablir les comptes publics et diminuer la structure de coûts.

Pourquoi l’État privilégie-t-il l’endettement plutôt que des subventions directes ?

J.K. : L’État veut responsabiliser les décideurs locaux. Plutôt que d’accorder des subventions, il nous encourage à emprunter, en espérant que cela incitera nos dirigeants à gérer les finances de manière plus responsable. Le ministre des Outre-mer, François-Noël Buffet, est venu pour nous informer que des emprunts seraient possibles, mais il n’a pas proposé de subventions directes. Cela envoie un message fort : l’État veut voir des efforts budgétaires et politiques avant de s’engager davantage.

Que pensez-vous des plans comme le PS2R (Plan Stratégique de Relance et de Redressement) ? Sont-ils des solutions viables ?

J.K. : Le PS2R est un exemple typique des promesses sans suivi. C’est un document bien intentionné, mais il manque de calendrier précis, de chiffrage budgétaire et de gouvernance claire et d'évaluation. En réalité, cela ressemble plus à une liste d’intentions pour montrer à l’État que des actions sont envisagées, sans qu’il y ait véritablement une volonté de mise en œuvre concrète. Le PS2R semble davantage conçu pour amadouer l’État que pour être réalisé. De plus, le plan quinquennal annoncé ne résout pas le problème de fond : la crise politique qui bloque tout.

Quel rôle peut jouer l’industrie du nickel dans cette crise ?

J.K. : L’industrie du nickel est effectivement notre principale ressource économique, mais le marché est complexe. La production mondiale est dominée par le couple offre/demande Indonésie et Chine, qui fixe les prix, rendant la production concurrente non rentable. Notre coût de production est beaucoup trop élevé pour être compétitif, ce qui limite considérablement la capacité de notre industrie à contribuer au redressement économique. Même l’Australie, qui est un autre grand producteur, ferme des opérations rendues non rentables. Le nickel est donc une ressource clé, mais elle ne constitue pas une bouée de sauvetage à court terme car c'est le marché avec les enjeux géopolitiques qui font la rentabilité du nickel et pas notre stratégie nickel et nos coûts irréductibles.

Pour conclure, que faudrait-il pour sortir de cette impasse ?

J.K. : La priorité, c’est de parvenir à un accord politique stable. Sans cela, il est inutile de parler de relance économique, car personne n’investira dans un territoire dont l’avenir est incertain. La France peut nous soutenir, elle en a les moyens, mais elle n’interviendra pas davantage tant que les élus locaux ne proposeront pas un plan crédible et durable pour gérer l’économie et réduire la dépendance à l’État. En somme, sans vision politique claire, l’argent ne changera rien, et la Nouvelle-Calédonie continuera de survivre d’aides au fil de l'eau, sans pouvoir construire un avenir stable et prospère.