Monnaie de Yap (2/3): l'exemple classique des manuels d'économie

Les Yapais exposent leurs monolithes dehors dans leurs villages, pour montrer leur richesse, mais aussi tout simplement parce que les monolithes sont gros, lourds, et difficiles à transporter.
Fascinés par les blocs de calcaire des Palau voisines, les habitants de Yap (États Fédérés de Micronésie) en ont fait leur monnaie traditionnelle. Aujourd'hui cet "argent" de pierre sert d'exemple aux économistes anglo-saxons pour expliquer à quel point la monnaie est une affaire de croyance.
Après avoir suivi l'épopée des chercheurs de pierre (volet 1/3), voyons pourquoi l’exemple de la « monnaie de pierre » yapaise figure dans tous les bons manuels d’économie.
 
Dans le 3ème volet de ce spécial "monnaie de Yap", il sera question de la valeur culturelle des monolithes - beaucoup de musées dans le monde en possèdent un exemplaire; et plusieurs sites de production et d’exposition de la monnaie de pierre sont en bonne voie de labellisation par l’UNESCO.  
 

Yap: ce n'est pas parce qu'on ne la voit pas, que la monnaie n'existe pas

À Yap, une fois disposé devant la case de son propriétaire - souvent le chef du village, un monolithe n’est jamais bougé, en raison de son gros gabarit. La précieuse meule reste donc chez le propriétaire précédent. Il suffit au bénéficiaire, qui peut vivre dans un village voisin, de savoir que la pierre existe, pour s’estimer payé.
 
La tradition orale fait état d’un cas extrême, raconté par l’ethnographe américain William Henry Furness III, dans son livre “The Island of Stone Money” (1910), celui d’une pirogue prise dans une tempête sur le chemin du retour des Palau. Pour sortir vivants de l’ouragan, les marins ont du couper la corde qui reliait leur pirogue au radeau transportant un monolithe. La monnaie de pierre a coulé au fond de l’océan, mais les marins, eux, ont réussi à rentrer à Yap. Ils ont raconté leur mésaventure au propriétaire du monolithe, lequel a fait le même récit à l’homme qu’il devait payer avec cette monumentale monnaie, désormais posée au fond de l’océan. Le bénéficaire du "paiement" a jugé que la description du monolithe par les marins rescapés suffisait pour attester son existence, et tous les villageois ont accepté l'idée qu'il était désormais l'heureux propriétaire d'une meule de calcaire de belles proportions.
 Plus tard, quand les Allemands ont racheté les Îles Caroline (y compris Yap) aux Espagnols en 1899, ils ont demandé aux villageois de rénover les routes. Devant la désobéissance des Yapais, les colons allemands ont imposé des amendes. Des fonctionnaires sont allés peindre une croix noire sur certains monolithes dans les villages, pour indiquer qu’ils étaient passés aux mains de l’administration allemande. La sanction a tout de suite fonctionné, comme un coup de baguette magique. Les villageois de Yap se sont alors mis à réhabiliter les routes.
 
« On pourrait penser que c’est fou, pourquoi pensent-ils que le calcaire a de la valeur? Mais pourquoi, dans d’autres sociétés, les gens accordaient de la valeur aux peaux de castor, au métal argent, et même aujourd’hui, aux jolis papiers colorés (nos billets de banque actuels, NDLR) ? », se demande l’économiste australien Allan Layton, co-auteur du manuel "Economics for Today, qui utilise le système des monolithes de Yap pour expliquer à ses étudiants ce qu’est la monnaie. 
 

Milton Friedman: la monnaie, une affaire de croyance 

L’exemple yapais est devenu un incontournable du chapitre sur la Monnaie dans tout bon manuel d’économie depuis que Milton Friedman y a consacré un article en 1991. Le Prix Nobel d’économie américain analyse le système de Yap pour montrer à quel point la monnaie « apparaît réelle et rationnelle », mais repose en fait sur un « mythe, une croyance incontestable ». 

Il démontre que le système occidental de l’étalon-or, était comparable au système des monolithes yapais. Quand la Banque de France, au début des années 1930, demandait à la Réserve fédérale américaine de convertir ses dollars en lingots d’or, l’or ne traversait pas l’Atlantique pour rejoindre Paris, il ne bougeait pas des coffres de la banque.
Les lingots étaient simplement mis de côté avec une étiquette indiquant le nouveau propriétaire – la Banque de France, exactement comme les fonctionnaires allemands marquaient les monolithes yapais pour signifier qu’ils appartenaient désormais à l’empire allemand.
Après cette opération, la Banque de France croyait que le franc était plus fort, simplement parce que des lingots, à New York, avaient changé de tiroir et d’étiquette, aussi invisibles depuis Paris que le monolithe qui avait coulé au fond du Pacifique entre les Palau et Yap. Les marchés aussi, ont réagi en considérant que le franc était devenu plus fort que le dollar américain.