L’histoire dira si le sang des morts demeure vivant. Jubelly Wéa 1945-1989. Un livre écrit entre 2019 et 2020 mais, hasard du calendrier, il est sorti le 3 juillet, en pleine crise calédonienne. Cet ouvrage, édité Au vent des îles, permet d’appréhender les évènements actuels sous le prisme de l’histoire de la radicalité de Jubelly Wéa et ce qui l’a amené à commettre l’irréparable.
"Je ne cautionne pas et personne ne cautionne la destruction mais il y a certainement des raisons, qu'il s'agit d'analyser. Ce type d'ouvrage peut apporter des éclairages", commente Hamid Mokkadem. " Le livre a une épaisseur dans l'histoire des sociétés kanak, de l'économie, l'histoire politique, des divergences entre signataires,etc. On est en plein dedans, là. Certes, avec des formulations différenciées mais ça s'inscrit dans cet inconscient de l'histoire. Ça permet d'avoir une forme de recul, d'y voir un peu plus clair."
Rencontres sur le terrain
Pour écrire ce livre, Hamid Mokkadem est allé à la rencontre de nombreux témoins de l’époque. Comme à la tribu de Gossanah, à Ouvéa, ou encore à Fidji où Jubelly Wéa a suivi des cours de théologie.
"La première base de ce livre, c'est le terrain. Les entretiens avec des gens de Gossanah, qui sont des mémoires orales, d'histoires de chefferies, bien sûr, ils ont leur version mais c'est à moi de comparer la leur avec d'autres. Il y a aussi les archives des prêtres, des militaires, les archives orales... Le travail après, c'est de recouper pour écrire un livre", explique le philosophe.
Des entretiens en longueur
Dix-sept personnes d'Ouvéa, de la tribu de Gossanah, ont été interviewées dans le cadre de l'écriture de ce livre et "toutes fondaient en larmes", selon Hamid Mokkadem. Pour se faire accepter, "j'ai fait le geste coutumier auprès de Charles Paul Wea, qui m'a servi d'intermédiaire, et on est tombé dans les coutumes de mariage. On m'a présenté, ce qui m'a ouvert pas mal de portes pour pouvoir parler avec des gens."
L'écrivain raconte : "Je leur ai précisé que je faisais ce travail mais que je ne cautionnais pas le geste criminel de Jubelly Wéa. La première question que je posais aux gens, c'était ce qu'ils pensaient de ce travail et s'il fallait le faire."
Vision d'indépendance
Hamid Mokkadem raconte la trajectoire de Jubelly Wéa et compare sa vision d’indépendance à celle de Jean-Marie Tjibaou.
"Si vous regardez bien l'histoire officielle, elle s'arrête avec la poignée de main de Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou alors qu’il s'est passé des choses après", complète l'auteur. Il ajoute : "Et ça m'a obligé à renouveler la lecture des évènements. Un travail fastidieux et de remise en question, passionnant mais dur et difficile."
Le philosophe continue son analyse : "L'une des raisons pour lesquelles j'ai écrit ce livre, c'est essayer de comprendre les divergences de conception de l'indépendance et de la souveraineté dans le monde kanak", explique-t-il. "En fait, il n'y a pas de divergence radicale sur la revendication de l'indépendance kanak et de la souveraineté. Mais les modes d'accession sont différents. Pour faire simple : Tjibaou et Yeiwéne Yeiwéne voulaient construire une souveraineté sur une base économique. Quelqu'un comme Jubelly est dans la radicalité. La Kanaky, sans le modèle Français, voilà la grande différence."
Qui est Jubelly Wéa ?
Jubelly Wéa est un ancien pasteur protestant et militant indépendantiste, responsable du comité de lutte d’Ouvéa. Dans son livre, Hamid Mokkadem a voulu comprendre ce qui a poussé cet enfant de la tribu de Gossanah à assassiner Jean-Marie-Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné, le 4 mai 1989.
J'ai fait abstraction de toutes les considérations coutumières, morales et religieuses pour faire un travail clinique.
Hamid Mokkadem
"On ne peut pas dissocier la trajectoire de la chefferie de Gossanah, à son histoire. Jubelly Wéa voulait 'décapiter des têtes souveraines'. Et j'ai fait répéter à plusieurs reprises cette phrase à quelqu'un qui était témoin, pour savoir ce qu'il a dit exactement, pour comprendre sa trajectoire criminelle. J'ai fait abstraction de toutes les considérations coutumières, morales et religieuses pour accomplir un travail clinique."
Depuis l'assassinat, une coutume de pardon a été faite entre les clans Tjibaou, Yeiwéné, Fisdiepas et Wéa en 2006, ce qui a permis de renouer les liens.
Un entretien réalisé Brigitte Whaap et Cédric Michaut