A quelques mois des sénatoriales, la nouvelle ne pouvait pas mieux tomber. D’après nos informations, le procureur de la République Yves Dupas a signé un réquisitoire définitif aux fins de non-lieu dans le cadre de l’information judiciaire ouverte dans l’affaire Spallian. Le document de 24 pages, que Nouvelle-Calédonie la 1ère a pu consulter, a été notifié à l’ensemble des parties. Mis en examen pour favoritisme, détournement de fonds publics, fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale en 2016 et en 2018, le sénateur Pierre Frogier (Rassemblement-LR), 72 ans, pourrait donc voir s’éteindre un front judiciaire alors que se profilent les élections sénatoriales, dans lesquelles il brigue un troisième mandat.
Logiciels d'analyse cartographique
En 2015, la province Sud, alors dirigée par Philippe Michel de Calédonie ensemble, dénonce auprès du procureur l’existence de deux conventions signées entre l’institution et la société métropolitaine Spallian. Cette entreprise spécialisée dans l’optimisation de bases de données propose à ses clients - partis politiques, institutions, élus… - de produire des cartographies électorales via deux logiciels, "Corto" et "Memento". Des outils de modélisation dont raffolent depuis plusieurs années les équipes de campagne des candidats, pour les accompagner dans leur chasse aux électeurs : ces "cartographies d’aide à la décision" peuvent permettre, par exemple, d’identifier des territoires qui seraient susceptibles de faire basculer une élection et de définir les thèmes de campagne à privilégier. Plutôt classée à droite, la société Spallian avait, entre autres, aidé l’équipe d’Alain Juppé dans le cadre de la primaire de la droite, en 2016.
Des conventions qui posent question
Toujours d’après le signalement de Philippe Michel à la justice, ces conventions portaient sur le fameux plan provincial "Cap 21". Un "outil de coordination", comme le présentait à l’époque la Maison bleue, "pour permettre un meilleur pilotage des actions provinciales pour répondre toujours mieux aux attentes de la population". Or, le responsable de Calédonie ensemble révélait que les services de la province n’avaient retrouvé aucune trace des prestations de Spallian. De quoi mettre la puce à l’oreille des enquêteurs de la Section de recherche de la gendarmerie, qui vont s’intéresser de plus près à cette affaire.
L’enquête préliminaire démarre donc ainsi. Rapidement, les gendarmes vont considérer que ces fameuses conventions auraient dû faire l’objet d’un appel d’offres ou de concurrence, car leurs montants, tacites reconductions comprises, s’élevaient à une somme de plus de 20 millions de francs. Et que par conséquent, elles étaient susceptibles de tomber sous le coup de loi, car elles ne respectaient pas le seuil d’appel à la concurrence, fixé par la procédure de marchés publics à 20 millions.
À des fins politiques ?
Dans ce dossier politico-financier, les gendarmes vont continuer d’explorer de nombreuses pistes. Afin, notamment, de savoir si Pierre Frogier et ses équipes n’avaient pas eu comme intention d’utiliser les logiciels "Corto" et "Memento" pour leur parti politique, le Rassemblement-UMP, à la veille des élections provinciales de 2014, plutôt que pour le compte de la collectivité qui s’est acquittée des prestations. Car un document confidentiel de Bernard Deladrière, alors conseiller spécial du président (à compter du 3 mars 2011) puis directeur de cabinet du président (de janvier 2012 à septembre 2013), va jeter un certain trouble : il ferait mention d’une utilisation à des fins électorales des analyses de Spallian. Un point qu’a toujours contesté Bernard Deladrière.
Après des mois d’investigations, le juge d’instruction a estimé qu’il avait accumulé suffisamment d’indices graves et concordants pour mettre en examen :
- Pierre Frogier (en tant que président de la province),
- Cynthia Ligeard (qui lui avait succédé et avait signé une deuxième convention),
- Alain Lazare (en tant que vice-président),
- Bernard Deladrière (en tant que conseiller du président puis directeur de cabinet du président),
- Frédéric Garcia (en tant que secrétaire général),
- Yoann Toubhans (en tant que directeur des affaires juridiques)
- et la société Spallian.
Ce qu'ont dit les mis en cause
En garde à vue, Pierre Frogier a contesté en bloc les soupçons, affirmant que dans un premier temps, l’objet initial de la convention était un audit en matière touristique et qu’il n’était nullement au courant de "la dérive" des projets de convention pour lesquels il ne s’était pas impliqué dans les conclusions. Il a réfuté catégoriquement que les outils numériques de Spallian aient pu avoir une finalité politique pour les élections provinciales de 2014, précisant également qu’il n’avait pas signé directement les contrats.
Interrogé, Yoann Toubhans affirmait que le service juridique de la province, qu’il dirigeait, avait préparé les deux conventions et qu’elles ne relevaient pas du champ des marchés publics. De ce fait, elles n’avaient pas à être transmises au haut-commissariat au titre du contrôle de légalité.
Enfin, le président de la société Spallian confirmait que l’objectif de la première convention était de développer l’expertise touristique de la province. Affirmant ensuite qu’il était ignorant de la loi calédonienne sur l’obligation de mise en concurrence et qu’il avait fait confiance au secrétaire général de l’institution.
Pourquoi le non-lieu est-il requis ?
Huit ans plus tard, que reste-t-il de l’affaire Spallian ? Dans son réquisitoire, le procureur de la République Yves Dupas a demandé de clore les investigations sans poursuite judiciaire, estimant qu’il n’y avait pas matière à renvoyer les protagonistes de ce dossier devant le tribunal. Il "ressort des éléments de la procédure que les délits reprochés aux mis en examen ne sont pas caractérisés", peut-on lire dans ce document.
Le magistrat estime en effet que les deux conventions conclues entre la province et Spallian portaient sur des prestations d’un montant de 12,4 millions, pour la première, et de 16,6 millions de francs, pour la seconde. Autrement dit, des sommes inférieures au seuil de 20 millions fixé par la loi, qui oblige les collectivités publiques à recourir à un appel d’offres. L’instruction avait pourtant permis de démontrer qu’en comprenant les tacites reconductions, la première convention aurait entraîné le versement de 34 millions de francs de la province à Spallian. Mais pour le patron du parquet de Nouméa, la "jurisprudence administrative" considère que "le contrat résultant de l’application d’une clause de tacite reconduction a le caractère d’un nouveau contrat, excluant de fait l’appréciation d’un montant total de la commande".
Conclusion, "dans sa négociation avec Spallian, la province Sud pouvait donc passer ces deux conventions de gré à gré, sans recourir à la procédure d’appel d’offres", précise Yves Dupas.
Sur les soupçons de détournement de fonds publics, "il ressort des investigations, en particulier de plusieurs témoignages de cadres de la province Sud, que la collaboration avec Spallian avait abouti à la collecte de données afin de constituer des outils de cartographie utiles à la mise en place des politiques publiques" de la collectivité. Le réquisitoire précise "qu’en dépit de l’existence de certains échanges de courriels entre Bernard Deladrière et les représentants de Spallian, quant à une mission portant sur l’environnement politique et les échéances électorales provinciales de 2014, il n’est pas davantage démontré dans l’exploitation des données ou documents que les prestations avaient une finalité partisane au profit du Rassemblement-UMP".
Là encore, un non-lieu est requis.
Dernier point, la fraude fiscale reprochée à Pierre Frogier. Car au cours de l’information judiciaire, les enquêteurs avaient découvert dans le coffre-fort de son bureau parlementaire, à Paris, la somme de 50 500 euros (6,26 millions de francs CFP) en coupures de 500 euros (environ 60 000 F). Si le sénateur a affirmé que cet argent lui avait été remis par son beau-père après la vente de biens immobiliers à Paris et en province, le juge d’instruction s’était aperçu qu’il n’en avait pas fait mention dans sa déclaration de patrimoine auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, ni aux services fiscaux.
"Au vu des déclarations du mis en examen, et en l’absence de tout autre élément venant contredire sa version des faits", le procureur a considéré que la fraude fiscale et le blanchiment de fraude fiscale n’étaient pas caractérisés, "faute de pouvoir établir l’origine frauduleuse de cette somme d’argent saisie".
Et maintenant ?
Ces réquisitions seront-elles suivies ? Il appartient désormais à la juge d’instruction de prendre une décision finale dans le dossier. Trois possibilités s’offrent à elle :
- elle peut, comme le suggère le parquet, prononcer un non-lieu général et les poursuites seront abandonnées ;
- il est possible d'opter pour un non-lieu partiel et alors, seulement certains protagonistes seront jugés ;
- ou la juge peut délivrer une ordonnance afin de renvoyer l’ensemble des mis en cause devant le tribunal correctionnel.
En tout état de cause, elle n’est pas contrainte de suivre l’avis du procureur de la République. Sa décision sera rendue dans un délai qui n’est pas encore connu.
Contactés par la rédaction, Pierre Frogier et son avocat, Me Frédéric Descombes, n’ont pas souhaité commenter cette nouvelle étape judiciaire. Même chose pour Bernard Deladrière et son conseil, Me Denis Casies, ainsi que la province Sud qui, par la voix de son avocat Me Martin Calmet, a refusé de répondre à nos questions. Malgré de multiples prises de contact, Cynthia Ligeard n’a pas répondu à nos sollicitations.