DÉCRYPTAGE. Histoire du bagne : 8 choses à savoir pour comprendre la "Journée des descendants"

Vestiges du bagne à Nouville.
Le mois de mai est consacré au bagne en Nouvelle-Calédonie : 160e anniversaire du premier convoi de forçats, inauguration d'une base de données avec plus de 30 000 fiches sur les bagnards et personnels de l'administration pénitentiaire, exposition sur l'Iphigénie et réunion à propos du processus d'inscription à l'Unesco. Une histoire indissociable de celle du Caillou.

La cinquième journée des descendants s'est déroulée ce mercredi 8 mai à l'île Nou, à Nouméa. L'occasion de dévoiler une base de données inédite qui liste les bagnards, mais aussi les personnels de l'administration pénitentiaire.

Reportage de David Sigal et Nicolas Fasquel

©nouvellecaledonie

1Une précieuse base de données

Le principe est simple, pour accéder au logiciel Orgon : installé devant un ordinateur, au musée du bagne à Nouville, il est possible de rechercher un ancêtre. En un clic, la fiche avec toutes les caractéristiques du forçat ou du personnel de l'administration pénitentiaire apparaît. Dessus, il est notamment mentionné la date d'arrivée sur le territoire et la ville d'origine du bagnard.

Il suffit de taper le nom de son ancêtre pour avoir les détails de sa vie à son arrivée en Nouvelle-Calédonie.

Les 76 convois de condamnés sont aussi listés de 1864 à 1897, date du dernier bateau arrivé en Nouvelle-Calédonie. À savoir qu'après cette date, d'autres personnes ont été condamnées, sur le territoire, jusque dans les années 20.

2Des recherches pendant 40 ans

Ce logiciel est le fruit d'un travail titanesque mené pendant 40 ans par ces trois passionnés d'histoire et chercheur : Louis-José Barbançon, Evelyne Henriot et Robert Zoller. Ils se sont appuyés sur la première base de données des archives nationales d'Outre-mer (Anom), où figurent toutes les fiches matriculaires des bagnards de Nouvelle-Calédonie et de Guyane. Puis, ils ont vérifié tous les faits et les dates de chaque fiche, une à une. Orgon, le logiciel, a été créé afin de rendre plus digeste l'ensemble de ces données pour les Calédoniens. 

3 Près de 30 000 forçats

 La totalité des forçats sont répertoriés, soit :  

  • 29 700 condamnées en Nouvelle-Calédonie
  • 1 700 surveillants militaires

Sur ces 29 700, on sait qu'à peu près 10 000 condamnés sont morts. En effet, "on peut estimer le nombre de condamnés à morts en cours de peine à un tiers des forçats envoyés soit environ 10 000 personnes", explique Adèle Simon, directrice du musée du bagne et coordinatrice de l'association Témoignage d'un passé. À ce jour, on ne peut pas estimer le nombre de descendants, "il y a eu tellement de métissage et de mariage entre les familles."

4 Les types de bagnards

Les bagnards sont divisés en trois catégories (1) : 

  • Les déportés sont les condamnés politiques jugés en conseil de guerre ou en cour d'assises. En Nouvelle-Calédonie, ce régime concerne 3 945 hommes et 20 femmes entre 1873 et 1923. 
  • Les transportés sont les auteurs de crimes, condamnés à la peine des travaux forcés, soit 21 523 hommes et 200 femmes entre 1864 et 1931.
  • Les relégués sont les délinquants et criminels récidivistes dont 3 738 hommes et 457 femmes de 1887 à 1931.

La fiche matriculaire d'un bagnard.

5Notion de "faire souche"

Les forçats qui arrivent en Calédonie sont, en grande majorité, d'origine européenne. Certains viennent du Nord de l'Afrique. Ils ne sont autorisés à se marier qu'avec des femmes kanak ou d'autres bagnards femmes. Or, sur la période, seulement 1 000 femmes sont condamnées au bagne. Les premiers enfants issus de ces mariages ont engendré "une grande vague de métissage", selon Adèle Simon. On dit alors qu'ils ont "fait souche", c'est-à-dire qu'ils sont à la base d'une lignée de descendants. 

"On sait que sur la totalité des 20 000 forçats la grande majorité est restée en Nouvelle-Calédonie, même s'ils n'ont pas tous fait souche", explique Adèle Simon.

Depuis 2015, la journée des descendants permet de les réunir, de récolter des informations et bien sûr, d'échanger. Il n'est pas rare aujourd'hui, pour certains, de se revendiquer de la cinquième, sixième ou septième génération.

Le témoignage de Juanita Trigalleau-Gouraud, Dominique Mercier et Marèle Theuil, de l'association Témoignage d'un passé, a été recueilli par Thérèse Waïa et Franck Vergès.

Un reportage de Thérèse Waïa et Franck Vergès. ©NC la 1ère

6Ce sujet qui était tabou

"Pour ma génération, je n'ai jamais senti un tabou. Mais pour celles de mes parents, grands-parents, le mot bagne ou bagnard peut être vu comme une insulte", explique Adèle Simon, la directrice du site historique de l'île Nou, qui a presque la trentaine. "Pour les générations avant moi, avoir un musée qui parle du bagne, en parler librement, c'était presque inenvisageable", continue-t-elle.

Le bagne fut un oublié de l'histoire durant de nombreuses années. "Pendant longtemps, le bagne concernait très peu de monde, que des blancs, et au fur et à mesure on s'est rendu compte de l'héritage kanak", continue Adèle Simon. Les premiers Kanak condamnés au bagne étaient ceux de la révolte d'Ataï, en 1878.

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" De plus en plus, on revient sur ce passé-là, avec des photos, des témoignages. Les cousinades permettent de se rencontrer aussi. Pour l'exposition sur l'Iphigénie, on a senti l'envie de donner les photos, de les montrer..." continue la directrice du musée du bagne. Désormais, l'histoire des forçats fait partie du programme scolaire et le musée qui leur est consacré a ouvert en 2020 à Nouville.

Dans la famille du professeur d'histoire Manuel Cormier, le bagne n’a jamais été passé sous silence.  "Mais il faut dire que je suis descendant de déportés des deux côtés de ma famille. C’est-à-dire de détenus politiques et non pas de transportés, les prisonniers de droit commun. Un sujet beaucoup plus tabou", estime-t-il.

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7Une exposition inédite sur les "Descendants de l'Iphigénie"

La journée du 8 mai à Nouville marque l'inauguration d'une exposition sur les descendants de l'Iphigénie. Cette frégate a été affectée au transport des bagnards entre Toulon et Nouméa en 1864. Sur les 663 passagers, dont 250 bagnards, seulement 284 ont survécu au voyage et sont arrivés à destination, le 8 mai, il y a 160 ans. Ce sont les premiers bagnards envoyés en Nouvelle-Calédonie. Ils ont été sélectionnés en fonction de leur métier pour construire le pénitencier de l'île Nou (ancien nom de Nouville). À cette époque, Nouméa s'appelait Port-de-France. L'exposition retrace onze portraits de ces ouvriers de la transportation qui ont fait souche.

Un panneau de l'exposition consacrée aux descendants de l'Iphigénie

Un bagnard qui se trouvait à bord de l'Iphigénie. Panneau de l'exposition.

8Vers une inscription au patrimoine mondial de l'Unesco ?

La demande d'inscription du bagne calédonien au Patrimoine mondial de l'Unesco est en cours de processus. De l'autre côté du Pacifique, le bagne d'Australie est classé depuis 2010 et regroupe une dizaine de sites. Sur le territoire, le premier comité de pilotage à l'inscription du bagne calédonien à l'Unesco s'est tenu ce mardi 7 mai. Il a eu lieu après une période de consultation des acteurs institutionnels et de la société civile, initiée en 2022.

"C'est important car le bagne calédonien c'est l'histoire de l'humanité. Aujourd'hui, c'est une nouvelle étape avec le lancement du comité de pilotage", explique Mickaël Forest, membre du gouvernement. "L'Unesco permet de valoriser l'histoire d'un petit peuple dans un ensemble mondial"

"La Nouvelle-Calédonie a un certain nombre d’atouts. Mais l’atout principal, c’est probablement que, contrairement à d’autres régions où il y a eu des bagnes, il a considéré tout le monde, directement ou indirectement. Le bagne, formule-t-il, est la racine involontaire, quelque part, de notre futur destin commun parce que toutes les communautés ont été, de près ou de loin influencées", commente Christophe Sand, archéologue calédonien lors d'un journal télévisé, le 11 juillet 2021.

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Et à retrouver, le reportage de David Sigal et Gaël Detcheverry

Le comité de pilotage s'est réuni pour l'inscription du bagne calédonien à l'Unesco ©David Sigal et Gaël Detcheverry

(1) Source : Le mémorial du bagne calédonien de Louis-José Barbançon

Enfin, l'entretien d'Yves Mermoud, président de Témoignage d'un passé, avec Valentin Deleforterie au JT du 8 mai 2024

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