Les tableaux de pêche de la mairie parlent d’eux-mêmes. Depuis janvier, près de 300 requins ont été pêchés lors des campagnes de la ville de Nouméa, mais seul un tiers était des tigres et des bouledogues, les deux espèces ciblées par la commune comme étant dangereuses pour les humains.
Dans le détail, cent quinze requins tigres et bouledogues ont été abattus dans les eaux de la capitale, entre janvier et août 2023.
A partir du moment où l’on fait une action de pêche, il y a toujours un risque.
Romain Paireau, secrétaire général de la mairie de Nouméa.
Un "dommage collatéral" selon la ville
Mais ce n'est pas tout. Deux cent deux prises dites "accessoires" ont également été pêchées au cours de ces mêmes campagnes. Parmi elles, quatre spécimens sont morts. Il s'agit de deux requins citrons, d'un requin pointe noire et d'un barracuda.
"A partir du moment où l’on fait une action de pêche, il y a toujours un risque, reconnait Romain Paireau, secrétaire général de la mairie de Nouméa. On a fait 202 prises accessoires, essentiellement du petit requin. Or, sur ces 202 prises, 199 ont été remises à l’eau vivantes (198 en réalité, ndlr). Donc oui, c’est un dommage collatéral plutôt restreint, circonscrit et pas du tout le massacre dont parlent nos détracteurs."
De nombreux requins capturés à tort
Parmi ces prises dites "accessoires", on relève une très grande majorité de requins (gris, citron, nourrice, pointe noire, marteau), mais aussi d’autres poissons (barracuda, loche). Aucune tortue n’a été capturée, assure la mairie, contrairement à la Réunion, où les techniques de pêche seraient sensiblement "différentes".
Quant aux quatre spécimens qui n’ont pas survécu (deux requins citrons, un requin pointe noire et un barracuda), ces décès remontent aux campagnes de février et mars. Plus aucune mortalité n’est ensuite relevée dans les campagnes suivantes. Ce que la mairie explique par un changement de pratique dans ses techniques de pêche.
Lors des premières campagnes, notamment après l’attaque du jeune Anthony par un requin bouledogue en 2019, "on laissait des palangres la nuit", au moment où "les requins sont assez affamés", indique Romain Paireau. "On s’est rendu compte que ça générait pas mal de prises accessoires".
Dès que la prise accessoire est détectée, elle est immédiatement décrochée.
Romain Paireau, secrétaire général de la mairie de Nouméa
Dorénavant, la mairie l’assure : "c’est terminé". "Quand une palangre est dans l’eau, le pêcheur est à proximité. Ce qui explique le faible nombre de prises accessoires qui décèdent lors de la campagne de pêche. Parce que dès que la prise accessoire est détectée, elle est immédiatement décrochée, poursuit le secrétaire général. Il peut arriver que la manière dont le squale a pris l’hameçon ne permette pas de le décrocher d’une manière qui préserve son intégrité. Mais c’est tout à fait à la marge."
Un nombre de prises accessoires "extraordinairement élevé"
Mais ce discours volontairement rassurant ne convainc pas tout le monde. Certains scientifiques réfutent même le terme de "prises accessoires". "Il n’est pas justifié puisque leur nombre est extraordinairement élevé", relève Philippe Borsa, directeur de recherche à l’unité "Entropie" de l’IRD, à Montpellier.
Ces prises non voulues représentent le double du nombre de prises ciblées.
Philippe Borsa, chercheur à l'IRD
Ce n’est pas non plus "par erreur que ces requins sont capturés", poursuit le biologiste marin, puisque ce sont des lignes appâtées qui sont utilisées. "Les requins sont des prédateurs. Et quand on leur offre un morceau de poisson, ils ne vont pas se priver de l’attraper et c’est là qu’ils risquent de se faire hameçonner."
Ce n’est pas écrit sur l’hameçon "réservé aux requins tigres et aux requins bouledogues".
Philippe Borsa, chercheur à l'IRD
Enfin, parmi les quatre espèces non ciblées qui sont décédées, trois sont "mort(es) noyé(e)s", au bout de l’hameçon, et un requin citron est noté sur les tableaux de pêche comme "euthanasié (autrement dit tué, ndlr) par erreur". A-t-il été confondu avec un requin tigre ou bouledogue par l’équipe de pêche ? Sollicitée une nouvelle fois, la mairie n’a pas répondu à cette question.
Quelles chances de survie pour les animaux relâchés vivants ?
Autre problème soulevé : combien de ces prises dites "accessoires" survivent, une fois relâchées en mer ? Selon le biologiste marin, tout dépend du temps passé par l’animal au bout de l’hameçon, "pendant lequel il est privé d’oxygène". "Il peut aussi être blessé au moment où il est hissé jusqu’au bord de l’embarcation, avant d’être libéré", poursuit le chercheur.
Enfin, s’il est "relâché avec un hameçon en travers de la mâchoire et avec un bas de ligne qui traine derrière, on peut penser que l’animal est plus ou moins handicapé pour nager, se nourrir, se reproduire et pour échapper à d’autres prédateurs… S’il est handicapé à ce point, il y a des chances pour qu’il dépérisse." Mais pour l’heure, aucun suivi n’est réalisé par les autorités calédoniennes, une fois les spécimens remis à l’eau.
Une étude hawaïenne sur le requin bleu
Par conséquent, le scientifique s’appuie sur la seule étude portée à sa connaissance, celle de deux chercheurs d’Hawaï -Hutchinson et Bigelow- publiée en 2019, et qui s’est penchée sur le sort des requins capturés au bout de lignes appâtées et relâchés vivants, après avoir été équipés de mini-balises.
Certes, il s’agit de pêche en haute mer, où les lignes sont relevées plus tardivement que ce qu’assure faire la mairie. Mais elle porte sur le requin bleu, une espèce considérée comme robuste, et apporte des enseignements précieux.
Cette étude, qui a suivi les requins pendant six mois après leur capture, a révélé que :
- Plus le morceau de bas de ligne, laissé au bout de l’hameçon, est long, moins le requin a de chances de survie. C’est le facteur principal de mortalité.
- Il faut attendre six mois minimum avant d’estimer la mortalité des requins de façon sérieuse.
- Possiblement, plus des deux tiers des requins relâchés vivants et en forme mourraient dans les six mois qui suivaient leur capture.
Le principe de précaution
En l’absence d’étude d’impact locale et au vu des résultats de cette étude hawaïenne, le collectif Ensemble pour la planète appelle les autorités calédoniennes "à faire preuve de responsabilité" et à "appliquer le principe de précaution". "Il faudrait qu’elles mesurent avec rigueur les conséquences écologiques de leurs décisions, avant de prétendre les mettre en oeuvre", pointe sa présidente, Martine Cornaille.
EPLP qui rappelle par ailleurs la récente décision du tribunal administratif. "Le juge l’a dit : c’est parce qu’il n’y a pas eu d’étude d’impact qu’il a suspendu l’arrêté provincial Sud autorisant les "prélèvements" dans les réserves".
Un juge des référés qui "a aussi confirmé que c’est aux pouvoirs publics de mettre en oeuvre toutes les mesures de précaution qui s’imposent, au travers des études d’état initial et des études d’impact", insiste Martine Cornaille.
Le collectif ne s’interdit pas de "demander éventuellement réparations" pour les conséquences de ces pêches sur les espèces protégées de la province Sud.