«Si ma mère a été exposée, alors l’ADN au départ a été changé. Et moi j’en ai hérité. Je peux parler de ma fille aussi. Elle aussi a eu un cancer du sein. Sauf qu’elle est née en 1989. Elle n’est pas prête encore pour monter son dossier.» Le témoignage de Maire Perry est sans équivoque. Sa maman a toujours vécu aux Tuamotu. Elle-même a été témoin des essais nucléaires. Sa fille, elle, a connu les tirs souterrains.
Toutes trois ont développé un cancer du sein. Une maladie radio induite. À ce jour, une seule a été indemnisée. Maire tente de l'expliquer :
« En tant qu’ayant droit, je défend le dossier de ma mère qui a été rejeté par le CIVEN. On a fait appel au tribunal administratif de Paris, ça a été rejeté. Et aujourd’hui, j’ai voulu que le dossier de ma mère aille au Conseil d’Etat. [Comment ça se fait que tu as pu être reconnue comme victime et ta mère non finalement ?] Je ne sais pas. J’ai aucune réponse à ça. Tant qu’on ne met pas en place le truc transgénérationnel, je ne saurais pas te répondre. »
Maire PERRY - victime reconnue des essais nucléaires français dans le Pacifique
Parcours du combattant
Aujourd'hui âgée d'une cinquantaine d'années, Maire est malade depuis qu’elle a 28 ans. Elle a eu des cancers aux deux seins. Reconnue victime, elle a été partiellement indemnisée, en attendant sa rémission complète.
Depuis 2017, une cellule de l’association 193, la CARVEN, accompagne les victimes dans la constitution de leur dossier. Une étape qui reste aujourd’hui encore un parcours du combattant.
« Un parcours du combattant parce que c’est douloureux. Déjà, c’est une histoire douloureuse. Et les personnes sont obligées de repasser et de revivre cette histoire douloureuse. »
Christelle Boosie - responsable de la CARVEN, Cellule d’Accompagnement et de Réparation des Victimes des Essais Nucléaires
Christelle Boosie, fraîchement nommée responsable de la CARVEN, détaille ce parcours du combattant semé d'embûches et surtout éprouvant mentalement :
« Lorsque la cellule reçoit un demandeur, c'est d'abord de parler de ses souffrances, de sa maladie, ou de parler de la maladie du défunt. Et puis s'enclenche la procédure administrative. Après, vient toute la procédure de l’audition, qui nécessite une préparation et donc une autre rencontre. Ensuite, pour avoir les décisions, favorable ou défavorable, il y a encore une autre rencontre. Si la décision est favorable, le dossier part dans une expertise, qui est mandatée par le CIVEN. Mais qui prend 1h30 minimum de préparation. Un avis défavorable, c'est lorsque le dossier est rejeté. Et il part donc au tribunal administratif. La cellule de l’association accompagne le dossier de bout en bout. De la constitution jusqu’au rejet [du CIVEN, NDLR], aux différents rejets. Parce qu’il y a eu des rejets au tribunal administratif. Rejet à la cour administrative d’appel de Paris. Et maintenant donc, on a engagé un dossier au conseil d’Etat [celui de la mère de Maire, NDLR].»
La décision prise par le CIVEN, le Comité d’Indemnisation des Victimes des Essais Nucléaires, est déterminante pour l'avenir des victimes. Si en 2023, les demandes ont presque doublé, en revanche, moins de la moitié des victimes ont été reconnues en tant que telle.
Plus de demandes d'indemnisation mais ...
En 2023, selon le rapport du CIVEN, les nouvelles demandes ont augmenté de 72%. Ce sont donc 564 nouvelles demandes d’indemnisations déposées et 108 Polynésiens ont été reconnus victimes.
Cette hausse des demandes serait due, toujours selon le CIVEN, à la mission « Aller vers », mise en place par le Haut-commissariat, suite à la visite du président Emmanuel Macron en 2021. Onze ans après l’entrée en application de la loi Morin, cette mission, d'une durée de trois ans, vise à accompagner les victimes et leurs ayants droit, dans la constitution de leur dossier, avec des permanences en mairies ou des visites des agents de l'État dans les archipels.
Depuis sa création en 2010, le CIVEN comptabilise 2 846 demandes, parmi lesquelles 264 dossiers présentés par le Haut-commissariat, dont le rôle est donc à relativiser. Puisque 550 dossiers ont été déposés par les différentes associations, 635 par des avocats, 1.117 par des personnes n'ayant pas de représentant et 280 par les CMS. 72% de ces dossiers concernent des hommes. Mais en 2023, la courbe s'est légèrement inversée pour la première fois, avec une part plus importante de demandes émanant de femmes.
Le Haut-commissaire Eric Spitz est en déplacement à Bora Bora ce vendredi 30 août 2024. À cette occasion, la mission «Aller vers» tient une permanence sur place.
Mais pour Maître Philippe Neuffer, avocat de victimes des essais nucléaires français dans le Pacifique, ce n’est pas à l’État de mettre en place ce type de dispositif. « Ce n’est pas normal que les services de l’État en Polynésie française pallient les carences du CIVEN à mettre en place une antenne locale en Polynésie française. Voilà ce que je pense. Ça peut peut-être aider, mais ce n’est aux services de l’Etat en Polynésie française de faire ce travail. Il appartient au CIVEN, qui est une autorité indépendante, de faire ce travail. L’association Moruroa e tatou l’a déjà dit à son président et la redit une deuxième fois. Donc c’est l’occasion pour moi de le dire une troisième fois» martèle l'avocat.
Une loi encore critiquée
L’exposition aux retombées radioactives, la localisation lors des essais nucléaires et la liste des 23 maladies reconnues comme potentiellement radio induites, sont autant de critères pour obtenir le statut de victime.
Pour Me Neuffer, avocat de victimes, des verrous doivent sauter pour améliorer l’indemnisation. «Aujourd’hui, le préjudice propre des ayants droit des victimes des essais nucléaires français dans le Pacifique n’est pas indemnisé. Le préjudice propre, c’est le préjudice moral, la perte, la souffrance de perdre un être cher. Et c’est aussi le préjudice économique. Ça, c’est une première chose. La deuxième chose, c’est qu’il faudrait élargir la liste des maladies déclarées comme étant radio induites. Élargir et faire en sorte que la définition soit moins stricte. Et troisième chose, évidemment, il faut faire sauter tous les obstacles à l’indemnisation, que sont les prescriptions. Ainsi que l’exposition minimale requise de 1 millissivert, qui est un véritable scandale.»
Les prescriptions dont parle Me Neuffer sont résumées sur le site internet de l'AVEN, l'Association des Vétérans des Essais Nucléaires au Sahara, en Polynésie française et leurs familles. Il s'agit des délais de saisine auprès du CIVEN en cas de décès.
2024 est une année clé pour les demandes d'indemnisation. Car pour toute personne décédée avant le 31 décembre 2018, le dossier doit être présenté par un ayant droit avant le 31 décembre 2024.
Pour les personnes décédées après le 1er janvier 2019, la demande doit être présentée au plus tard le 31 décembre de la sixième année qui suit le décès. Par exemple, pour une victime décédée le 15 février 2019, la demande doit être faite avant le 31 décembre 2025.
Me Neuffer est catégorique sur la loi Morin : « Pour l’instant, ces dispositions ne permettent pas une indemnisation complète et une indemnisation de toutes les victimes, qu’elles soient directes ou indirectes. Complète, parce que pour pouvoir être indemnisé, il faut être mort. » Une affirmation qu'il convient d'éclaircir.
Dans le cas de Maire Perry, reconnue comme victime des essais nucléaires en 2018, pour percevoir son indemnisation, elle a dû subir une expertise en 2017. À cette date, son dossier était constitué pour un cancer du sein droit. En se présentant à son audition, son sein gauche venait d'être atteint. Elle est expertisée par le médecin du CIVEN, alors qu'elle porte encore le pansement et les deux drains de cette deuxième mammectomie.
Suite à cette première expertise, Maire confirme qu'elle perçoit depuis une indemnité partielle. Pour percevoir le complément de son indemnisation, elle doit attendre la rémission de ses cancers. Elle passera alors une seconde expertise, pour déterminer le montant du complément de l'indemnisation. Dans le cas où le décès surviendrait avant sa rémission, c'est à l'un de ses ayants droit de fournir des éléments pour la deuxième expertise, afin de pouvoir obtenir le complément d'indemnisation.
« Pour pouvoir percevoir une indemnité en tant qu’ayant droit, on ne peut percevoir que ce qu'aurait perçu la victime directe. Or, ce n’est pas suffisant pour, notamment, des veuves qui ont dû prendre deux emplois pour s’occuper de leurs enfants. Après que leur mari, qui travaillait à Moruroa, soit décédé des suites d’une maladie radio induite » argumente encore Me Neuffer.
À quand une étude transgénérationnelle ?
Autre demande des associations : cette fameuse étude sur les maladies transgénérationnelles liées aux essais nucléaires. L’organisme de recherche scientifique, l’INSERM, a d’ailleurs soumis deux demandes pour réaliser ce type d’étude. L’une a été rejetée, la seconde est en attente.
Fin mai 2024, lors des auditions de la commission d'enquête parlementaire relative aux conséquences des essais nucléaires, dont la députée Mereana Reid Arbelot est la rapporteure, le directeur de recherches de l'Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale, Florent de Vathaire, avait déclaré :
"Nous avons montré qu'il y avait une relation entre la dose de radiation reçue durant les essais nucléaires et le risque de cancer de la thyroïde."
Florent de Vathaire - directeur de recherches de l'INSERM
Le directeur de recherches de l'INSERM avait même ajouté : "Je pense que c'est très important d'associer, aux futurs travaux scientifiques, les habitants de Polynésie et spécifiquement les jeunes. Mais d'associer le plus possible de gens. Et de trouver une façon de travailler, de structurer les relations avec la population, qui a une implication réelle."
Les victimes, comme Maire, réclament également cette étude transgénérationnelle, dans l’espoir de prouver la transmission des maladies au sein des familles et ainsi élargir les indemnisations.