ENQUÊTE. "En deux mois, je leur ai déjà versé 3 millions de francs Pacifique" : quand des entrepreneurs subissent les pressions de fausses entreprises de sécurité

La zone industrielle de Ducos, poumon économique de la Nouvelle-Calédonie, a été particulièrement visée par les émeutes.
L’insécurité continue de régner à Nouméa et dans les communes de l'agglomération. Sous couvert d’anonymat, des chefs d’entreprise révèlent avoir été incités à payer des personnes contre la promesse d’une "protection" de leur société. Des pressions qui illustrent l’ancrage, en certains quartiers, d’organisations illégales dans un contexte de peur généralisée.

Avec les renforts de forces de l’ordre, les exactions faiblissent, en Nouvelle-Calédonie. Pourtant, des faits graves se multiplient : la pression, voire le racket, à l’encontre d’entreprises qui n’ont pas été détruites par les émeutiers. Pour rester épargnés, des patrons se retrouvent face à un dilemme : accepter les propositions de services de gardiennage illégaux et onéreux, ou prendre le risque de voir leurs sociétés réduites en cendres. 

"J’ai senti qu’il valait mieux trouver un accord" 

Un entrepreneur, qui souhaite garder l’anonymat, confie à NC la 1ère avoir choisi la première option. "Quand les émeutes ont éclaté, dans la nuit du 13 mai, ma société n’a pas été touchée. Les jours qui ont suivi, non plus. Mais le soulagement a très vite laissé place à la crainte d’être visé à mon tour."

Et de poursuivre : "Un jour, je me connecte à la caméra de surveillance de mes locaux et j’aperçois le cambriolage en direct d’un groupe de jeunes. Des coups de sabres sont assénés aux portes des bureaux mais les dégâts sont mineurs. J’en suis même surpris. Cinq minutes plus tard, mon téléphone sonne, des hommes me proposent de s’occuper du gardiennage de mon site. Ils disent connaître des gens du quartier disponibles pour travailler pour moi. Il n’y a pas eu d’animosité de leur part, mais j’ai senti qu’il valait mieux trouver un accord. En l’espace de deux mois, je leur ai déjà versé près de trois millions de francs Pacifique [25 000 euros] pour une seule société."

Une sortie de fonds qui ne se réalise pas sans un petit maquillage comptable. Qu’à cela ne tienne, les protecteurs improvisés ont une solution bien rodée, la fausse facturation (frais de jardinage bidon, par exemple).

Ni formés ni agréés mais armés 

D’autres patrons ont eu plus de chance, face à des propositions pour le moins étonnantes. "On m’a proposé des services d’hommes armés pour protéger ma société", relate une cheffe d’entreprise. "Mais j’ai refusé. La conversation s’est déroulée sans pression. Mais j’ai bien compris que ces hommes n’étaient ni formés ni agréés pour ce type de mission. Nous en sommes restés là."

Il faut dire que la pratique est illégale, sur le Caillou. Le métier étant strictement réglementé, seule une poignée de professionnels dispose d'un agrément qui leur permet de prétendre au port d'arme. 


Des entreprises de Dumbéa et Païta particulièrement visées   

Du côté des professionnels de la sécurité, on reconnaît être au fait du problème. "Je sais qu’il y a des sociétés qui louent des services d’agents de sécurité en toute illégalité. D’ailleurs, ils évitent de parler d’agents de sécurité et préfèrent le terme 'd’agents d’accueil', à part que des agents d’accueil qui surveillent la nuit, ça n’existe pas", lâche un directeur d’exploitation d’une société de surveillance.

Et d'ajouter qu’il y a pire. "Je sais que des entreprises sont rackettées. À Nouméa, les sociétés sont en train d’en sortir. Mais dans les zones de Dumbéa et Païta, ça continue." 

Le quartier commercial d'Apogoti à Dumbéa est déserté depuis les émeutes. Seules quelques enseignes ont rouvert leurs portes.

>> À lire aussi : Deux mois et demi après, le quartier d'Apogoti, à Dumbéa, se cherche un nouveau souffle


L’opportunisme face au boom du marché de la sécurité 

La Nouvelle-Calédonie compte environ 2 000 agents de sécurité, tous soumis à une réglementation stricte : l’obligation de détenir une carte professionnelle, délivrée par le CNAPS (Conseil national des activités privées de sécurité, ministère de l'Intérieur) à l’issue d'une formation, et un casier judiciaire vierge. Mais depuis le 13 mai, et dans le climat de peur qui s’est installé, ces principes semblent avoir volé en éclats. Certains opportunistes essayant de profiter d’une crise qui fait les beaux jours des professionnels de la sécurité. 

Pour exercer une activité de gardiennage ou de surveillance humaine au sein d'une entreprise de sécurité privée, il est obligatoire d'être titulaire d'une carte professionnelle délivrée par le CNAPS.


Parce que l’offre et la demande déterminent le marché, "les prix ont explosé. Certains de mes concurrents ont été jusqu’à doubler leurs tarifs, relate un gérant d’une société de surveillance. Au plus fort de la crise, nous avons également tiré nos prix vers le haut, y compris concernant les demandes ponctuelles de gardiennage."

Aujourd’hui, il faut compter 2600/2700 francs (22 euros) de l’heure pour la prestation d’un agent sur place. Et je peux vous dire qu’on a une grosse activité.

Un professionnel de la sécurité


Les professionnels de la sécurité ferment les yeux… pour le moment 

Dans cette configuration, les professionnels de la sécurité contactés par NC la 1ère disent ne pas être dérangés par la progression de ces organisations illégales. Certains expriment même de la compassion à l’égard des chefs d’entreprise qui cèdent au chantage. "Les entreprises ont compris que, si elles ne mettaient pas du monde pour protéger leurs locaux en permanence la nuit, elles allaient brûler. Elles ont fait ce qu’elles ont pu, d’autant plus qu’on ne pouvait pas répondre à toute la demande, on était surbookés !"

"Le problème se posera pour nous quand le tsunami économique arrivera. Car la sécurité représente un coût. Je suis conscient que beaucoup d’entreprises n’auront pas assez d’argent pour redémarrer, donc je ne sais pas ce que nous deviendrons. À ce moment-là, on ne fermera plus les yeux face à ces faux agents de sécurité sans carte professionnelle. On alertera l’État." 


Les services de police impuissants face à l’omerta 

Que pensent les autorités de ces délits ? Ont-elles seulement connaissance de l'existence de ces structures illégales ? Selon la source policière contactée par NC la 1ère, les services de police sont au fait de ces actes de pression envers des entreprises, mais aucune enquête n’est menée sur le sujet en raison de l’omerta qui règne. "Personne ne parle", déplore la source. "On nous appelle pour nous raconter les pressions subies, nous demander conseil, mais aucune plainte n’a été déposée car les victimes ont peur des représailles." Ainsi, des entreprises préféreraient céder d’une manière ou d’une autre, en silence, en échange d’une forme de paix. 

>> À lire aussi : En immersion avec une patrouille de police à Nouméa, deux mois et demi après le début des émeutes. 


Pressions aux contrats de sécurité… et de transport 

Ces pressions exercées sur des chefs d’entreprise pour les contraindre à l’embauche ne se limitent pas au seul domaine de la sécurité. Il y a quelques semaines, le directeur d’une enseigne alimentaire de Poindimié a porté plainte contre un homme supposément à l’origine d’une série de blocages de camions devant son commerce. Un acte auquel s'ajoutent des menaces présumées afin d’obtenir, pour lui-même, un contrat de transport routier de marchandises. Poursuivi pour tentative d’extorsion, l'homme, originaire de la commune de Touho, a depuis été placé sous contrôle judiciaire, assure le procureur de la République Yves Dupas. 

Reste à savoir si ces délits, plus ou moins organisés, cesseront à mesure du rétablissement de l’ordre sur l'archipel. Ou s’ils s’installeront durablement jusqu’à devenir de véritables pratiques mafieuses, comme cela est régulièrement dénoncé en Corse ou en Sicile par exemple.