Entretien : Félix Broche, le commandant du Bataillon du Pacifique, raconté par son fils

François Broche est historien, écrivain et journaliste. Il est aussi le fils de l’un des héros de Bir-Hakeim pendant la Seconde guerre mondiale. La 1ère l’a rencontré, 80 ans après le départ du Bataillon du Pacifique de Nouméa vers le front. 

Le 5 mai 1941, 600 volontaires calédoniens et tahitiens quittaient Nouméa à bord du Zealandia pour aller combattre auprès des Alliés dans l’hémisphère Nord. Après un passage en Australie pour en entraînement militaire, ils partiront pour l’Afrique du Nord : Egypte, Syrie, Lybie, Tunisie, puis l’Europe avec l’Italie et enfin la France.
Parmi les batailles notables auxquelles a participé le Bataillon du Pacifique, El-Alamein, et bien sûr Bir-Hakeim. C’est dans cette bataille sur le sol libyen que le lieutenant-colonel Félix Broche tombera, tué par un obus le 9 juin 1942.
Son fils François n’a pas alors 3 ans. Marqué par cette histoire familiale, il s’est aussi penché sur l’histoire de ce Bataillon du Pacifique, notamment dans son ouvrage Le Bataillon des guitaristes, paru en 1970. 
Eric Cintas, journaliste à La 1ère a rencontré François Broche, 80 ans après le départ du Bataillon du Pacifique de Nouméa. 
 

François Broche

La 1ère : Votre père n'a rien à voir avec les Polynésiens ou les Calédoniens, c'est un hasard le fait qu'il se soit retrouvé là-bas en Polynésie, c'est le hasard de l'affectation militaire.
François Broche : C’est un officier d'infanterie coloniale donc il se rend là où son autorité l'envoie. Il est marié et père d'un enfant parce que je vais naître être après son départ, et donc il part pour Tahiti au printemps 1939. Ma mère étant enceinte de moi, il était prévu qu’elle le rejoigne avec mon frère aîné. Et sur ces entrefaites, la guerre n’a pas encore éclaté, mais le contexte international commençait à être très compliqué et en fait ma mère ne le rejoindra pas donc je naitrai à Tunis d’où il est parti. 

Comment les Polynésiens et Calédoniens, officiers ou soldats, ont eu vent de cet appel du général de Gaulle parce qu’on ne l’a pas entendu là-bas ?
Uniquement pour les sources d'information anglaises et australiennes. Il n’y avait  évidemment pas de communication directe entre la France et Tahiti à ce moment-là, donc tout passait par l'Australie. 
Mon père a su comme tout le monde très vite que la France avait déposé les armes en juin 1940,  il n’a pas accepté l'idée que la France puisse être battue. Il était dans un raisonnement qui était celui du général de Gaulle à l'époque, c'est à dire que c'est une bataille qui a été perdue, mais la guerre continue. Comme la guerre ne pouvait pas continuer dans les rangs de l'armée française qui avait capitulé et le gouvernement avait signé l'armistice, son idée c'était d'aller se battre dans les rangs des armées britanniques. 

Et c'est là qu'il s'est mis en tête de convaincre les soldats qu'il dirige en Polynésie. 
C’était compliqué parce que mon père était officier d’active. Dans les premiers jours de septembre 1940 à Tahiti, il y a un mouvement qui est très favorable à l'appel de de Gaulle. Un gouvernement provisoire se substitue au gouverneur Chastenet de Géry qui était resté fidèle à Vichy. Ce gouvernement provisoire prend le pouvoir, mon père était officier. Il appartient à la grande muette, il a des préférences personnelles mais il n'intervient pas dans les affaires publiques. Simplement il a des préférences, des espérances aussi il soutiendra le nouveau gouvernement une fois qu’il aura été légitimé par l'approbation reçue du général de Gaulle. A ce moment-là, la chose bascule et il soutient le mouvement mais n’y participe pas directement encore.

C’est lui qui est nommé par le général de Gaulle ? 
Il est nommé très vite, il est capitaine, il commande la compagnie d'infanterie coloniale à Tahiti. De Gaulle est un démiurge qui crée un monde à partir de rien, il n'a aucune force militaire, aucun appui et donc il enregistre avec grande satisfaction le ralliement de mon père à sa cause et le nomme aussitôt commandant supérieur des troupes françaises dans le Pacifique. Donc c'est une nomination très symbolique parce que les troupes françaises qui rallient la France libre ce moment-là, ce sont quelques centaines d'hommes que mon père a mobilisés. Puis il rejoint la Nouvelle-Calédonie, puisque le commandant supérieur des troupes doit être en poste à Nouméa, et là, en Nouvelle-Calédonie il va lever d'autres volontaires.  Donc les troupes françaises dans le Pacifique ça représente 600 hommes, c'est à dire rien, presque rien, mais dans les mémoires de René Cassin qui est donc très proche du général de Gaulle à ce moment-là, on voit très bien que la nouvelle de l’apport de ces gens, de ces hommes de l’Empire qui vont se battre pour la France libre est très important. René Cassin dit que c’est grande nouvelle.

Comment votre père a réussi à convaincre ses hommes de venir combattre derrière lui ? 
Il est arrivé à Tahiti en juillet 1939. Il a eu très vite un coup de foudre pour ce pays, il avait été en poste déjà aux colonies, trois ans à Madagascar au début des années 30 donc il savait très bien faire. Là son charisme et son autorité ont fait qu’il a entrainé sa compagnie, et le moment venu en Juin 1940 il a commencé à lever des volontaires pour continuer la guerre, ces fameux Volontaires du Pacifique. Les premières troupes de l'Empire qui se sont ralliées, ce sont les Tahitiens et il n’a eu aucun mal à recruter 300 volontaires. Attachés non pas tant à la cause de la France libre, c'était tous des jeunes qui avaient en moyenne 18 ans, ils étaient attachés surtout à leur chef, mon père, avec lequel ils avaient un lien particulier.

Il représentait quoi à leurs yeux ? C'était quelqu’un qu’ils idolâtraient en quelque sorte ? 
Il y a trois phases. Quand mon père arrive, ils l’appellent le popa'a, l’européen qui arrive, l'officier connu comme un autre. Très vite le popa'a acquiert de l’autorité, il devient le tomana, il sera le commandant. Et en fait le tomana, par une graduation des sentiments qu'ils éprouvent pour lui, ils le baptisent très vite le metua (le parent, le père en tahitien). Mais ils l'appellent comme ça officiellement donc il y a un lien très filial. J'ajoute qu’ils sont tous Tahitiens et Marquisiens essentiellement, ce sont des populations qui sont attachées à leurs coutumes, leurs traditions. Il existe une vieille culture polynésienne qui a résisté à la christianisation des îles et qui demeure souterraine, très puissante.
Donc ils vont quand même consulter et demander l'avis des vieux chefs coutumiers. Ça m'a été raconté quand je suis allé à Tahiti : les chefs coutumiers se sont retirés dans la montagne et ont discuté entre eux. On ne connait pas la teneur de leurs discussions, ils sont redescendus en disant qu'on pouvait faire confiance à ce popa’a car les dieux avaient donné un signe. Ça correspond à un sentiment profond et ils avaient besoin que la confiance qu'ils avaient mise dans cet homme soit ratifiée par les chefs coutumiers. 

Félix Broche et le gouverneur Sautot, à Nouméa, le 5 mai 1941

Donc il part ensuite recruter à Nouméa ? A Nouméa votre père a fait le même travail de recrutement ? Il est allé parler aux soldats, leur expliquer et a procédé de la même façon ?
En octobre 1940, il part seul à Nouméa, il laisse ses volontaires tahitiens qui partiront le 21 avril de Tahiti à bord du cargo Monowaï.
Là-bas il a eu le soutien du gouverneur Henri Sautot, qui est quand même le premier responsable de l’Empire à avoir rallié le général de Gaulle. Des Nouvelles-Hébrides il est passé à la demande du général de Gaulle en Nouvelle-Calédonie où il a pris le pouvoir au nom de la France libre. Sautot, futur Compagnon de la Libération, et mon père, avaient des relations très cordiales et surtout il a donné toutes les facilités à mon père. Il en fallait 300 d'un côté, 300 de l'autre. Entre les Calédoniens et les Polynésiens il y avait un vieil antagonisme, il y avait déjà eu un premier Bataillon du Pacifique pendant la Grande Guerre et c'est un sujet un peu tabou mais ça ne s'était pas très bien passé. Ils n’avaient pas très bien cohabité ensemble, il y avait eu des vielles rivalités d'ordre ethniques ou culturelles, mon père a été obligé de de faire régner l'ordre assez sérieusement.  Il l'a fait mais a été accusé à ce moment-là, c'est très compliqué, de marquer une préférence pour les Tahitiens. Le reproche était vrai et faux à la fois parce que c'est vrai, il avait une préférence pour les Tahitiens, il les avait connus et pratiqués plus longtemps mais en même temps faux, parce qu’il n'a jamais montré cette préférence.

Est-ce que tous ces hommes savaient où ils allaient quand ils sont partis sur le Zealandia ?
Quand ils sont partis, même mon père lui-même ne le savait pas. J'ai une lettre de lui adressée à son vieil ami tahitien Yves Malardé, qui a eu un très grand rôle dans le soutien de ses efforts pour recruter les Tahitiens. Il les a beaucoup aidés d'ailleurs pour envoyer des colis ou déléguer des chèques, de l'argent.  Et dans une lettre avec Malardé, mon père dit qu’ils vont peut-être aller se battre dans le Caucase, très curieux comme destination, le bruit courait… ils ne savaient pas du tout qu'ils allaient au Moyen-Orient en tout cas qu'ils allaient rester au Moyen-Orient. 

Le départ du Bataillon du Pacifique, Nouméa le 5 mai 1941 from VR-DGE Nouvelle-Calédonie on Vimeo.

Mais est-ce qu'ils savaient pour quelle cause ils allaient se battre ?
Ah ça oui, c'était la France libre, ils allaient se battre aux côtés des Anglais, contre les Allemands et les Italiens. Et donc ils partent, le voyage dure assez longtemps, ils quittent Sydney, ils font escale à Perth de l'autre côté de l'Australie, puis une nouvelle escale à Ceylan à Trinquemelay et ils arrivent au Moyen-Orient au début juillet 1941 au moment où la campagne de Syrie prend forme. 
D'ailleurs j'ai posé la question au général Koenig,  car dans le ralliement de mon père à la France libre il posait des conditions, et l'une d’elles était que le Bataillon du Pacifique ne serait pas amené à se battre contre d'autres Français.
Koenig  m'avait dit à l'époque je les aurais quand même employés, alors je ne sais pas quelle aurait été l'attitude de mon père, le problème s'est pas posé puisque ils sont arrivés après la fin de la campagne de Syrie.

Est-ce qu’au moment du départ du Monowaï de Tahiti, c’est une vraie ferveur qui entoure tout cela ?
C’était une cérémonie très importante avec discours, défilé militaire, discours du vieux chef Teriierooiterai  (qui sera fait Compagnon de la Libération lui aussi comme Sautot) et qui était parait-il un orateur exceptionnel. Une grande fête, une soirée, des danses, des chants c'était beaucoup de ferveur.
Et en même temps une certaine inquiétude. Je me souviens très bien que John Martin, l'une des figures les plus marquantes du Bataillon avec lequel j'ai eu des relations très amicales jusqu'au bout, me racontait ceci : avant le départ du Monowaï, sa mère lui avait remis une enveloppe cachetée à n’ouvrir que lorsqu'ils auraient perdu de vue les côtes tahitiennes. John qui avait 18 ans, qui avait signé son engagement sans réfléchir, sans se poser de problème, ouvre la lettre lorsque le Monowaï s'est éloigné. Il découvre la lettre que sa mère lui avait écrite en lui disant, lui rappelant tous les efforts qu'elle avait faits pour lui, pour son éducation, qu'elle ne lui en n'avait jamais parlé. En lui disant qu'il était un homme et qu’elle n'avait pas fait obstacle à son engagement. Mais en même temps dans cette lettre il y a une certaine tristesse, qui n’était pas exprimée mais qui était intérieure, elle lui dit de faire attention à lui, qu'il était obligé de revenir. Il me dit je ne peux pas laisser ma mère dans ce chagrin-là, qu'il était obligé de revenir et en même temps il ajoute qu’elle a bien eu raison de lui dire de n’ouvrir la lettre que lorsque le bateau serait loin parce que s'il l'avait lue avant, il se serait jeté à l'eau il serait rentré à Papeete à la nage. 

Combien sont partis et combien sont revenus ?
Les chiffres ne sont pas tout à fait précis parce qu’il y en a qui sont revenus, d’autres qui sont restés. J’ai rencontré il n'y a pas longtemps le dernier survivant tahitien Ari Wong Kim qui vit en France, lui était retourné à Tahiti, et puis là il s'est senti mal à l'aise et il est rentré en France où il a fait le reste de sa vie. Certains sont restés en France et ne sont pas revenus, beaucoup sont morts …est-ce qu'il y a une comptabilité précise ?  Je ne l'ai pas en tête, mais sur 600 sûrement plusieurs dizaines ont été tuées pendant la guerre (NDLR 76 Tahitiens et 80 Calédoniens).   

Les volontaires du Bataillon du Pacifique au front, en Afrique du Nord


 
Ce qui est paradoxal c’est que votre père est mort très vite, un peu plus d’un an après ce départ de Nouméa (Félix Broche est mort pendant la bataille de Bir-Hakeim le 9 juin 1942). Le Bataillon a continué, sans lui. 
Il leur a sans doute infusé la volonté de poursuivre même s'il n’était plus là, de participer à un juste combat. Leur chagrin était très grand. Kœnig me racontait que lorsqu'il a appris la mort de mon père il ne l'a pas dit, il l’a caché parce qu'il a eu peur justement d'une démobilisation de la troupe. Lorsqu'ils l'ont su le lendemain, ils ont été très ébranlés mais dans l'action il fallait sortir le 10 juin. Il n’y avait pas de place pour des problèmes moraux, des interrogations. Le général Koenig a aussitôt nommé comme successeur le commandant Savey qui était un homme extraordinaire, un prêtre qui avait été agent de renseignements au 2e bureau en Syrie et qui commandait le bataillon d'infanterie de Marine (Bim) qui avait été formé à Chypre. Savey est mort dans les heures qui ont suivi, le bataillon a perdu ses deux chefs en moins de 24 heures. Ensuite ils ont été encadrés, ils ont continué l'aventure tout en gardant ce chagrin d'avoir perdu leur Metua.

Est-ce que, bien des années plus tard, vous avez des témoignages de Polynésiens, de Calédoniens parlant de votre papa, est-ce que vous en avez rencontré ?
Mais sans arrêt, chaque fois que j'en rencontre. Et alors évidemment quand j'ai été à Papeete, à Nouméa, il y a déjà fort longtemps, j'ai été accueilli comme comme le fils du Metua. Je me souviens que je suis resté plusieurs semaines à Tahiti et j'ai été un jour chez un coiffeur tahitien. Il ignorait qui j'étais, quand je suis entré dans la boutique il y avait deux photos au mur, celle du Général de Gaulle et celle de mon père. Il y a deux ans, le petit-fils du chef Teriierooiterai, figure emblématique à Tahiti, m'a effectivement transmis les sentiments que dans sa famille on éprouvait à l'égard de mon père.
A Nouméa aussi je rapporte des anecdotes dans un livre que j'ai consacré à mon père qui est sorti il y a quelques années (A l’officier des îles, Editeur Pierre-Guillaume de Roux). Il y avait un lien très particulier entre les volontaires calédoniens et mon père. Ils étaient attachés, d'une autre façon que les Tahitiens, plus mûrie, moins spontanée  mais il y avait la même force dans cet attachement. Les Calédoniens ont la réputation d'être plus froids que les Tahitiens ou plus introvertis, mais que ce soit en Calédonie ou en Polynésie, on me parlait de mon père avec la même chaleur, la même intensité. 80 ans plus tard c'est un bel anniversaire. 

L'engagement des volontaires du Bataillon du Pacifique from VR-DGE Nouvelle-Calédonie on Vimeo.

80 ans plus tard, ferait-on la même chose maintenant en 2021 ? Quand vous évoquez cette période avec d'autres générations de Français qui vous parlent, que ressentez-vous ? Étaient-ils des héros ? Des fous ? 
Ni des héros ni des fous. Les vieux compagnons (Compagnons de la Libération) que j'ai rencontré, y compris le dernier en vie Hubert Germain que je vois de temps en temps, sont tous conscients de ne pas avoir été des héros, ils n’étaient pas des fous bien sûr, pas des héros parce qu'ils ont fait leur devoir. Ils sont partis, ils étaient jeunes en plus. John Martin avec l'humour qui était le sien et Jeannot Bambridge les deux Polynésiens me le disaient, ils avaient 18 ans et ils n’avaient pas quitté leur île et c'était une aventure qui commençait.
En plus on leur disait qu'ils allaient participer à la libération de la France, c'est quand même un enjeu extraordinaire et ils avaient bien conscience de partir pour une aventure exceptionnelle.