NC la 1ère : Comment se manifeste le harcèlement scolaire ?
Evelyne Dupont (E.D) : Cela passe souvent par le verbal. Ça se manifeste par du rejet, des remarques insistantes et des moqueries qui s’enkystent dans la tête de l’enfant. Parfois, ça peut être à cause de la précarité. “T’as vu comment tu es habillé(e) ! Tu as vu où tu habites ! ”
Quelles sont les autres causes à l’origine de ce phénomène?
Nathalie Dugand (N.D) : Il y en a plusieurs. Ce sont souvent des remarques répétées insistantes sur ce qui touche à l’identité du sujet. Elles portent sur la couleur de peau, la morphologie, les origines, les parents, l'identité sexuelle ou les premières expériences sexuelles… Ce sont les sujets les plus douloureux pour les patients.
E.D : Il y a aussi des tensions ethniques. Elles ont été ravivées ces dernières années par les référendums qu’on a vécus. Car le climat du pays retentit sur les jeunes. Ça a toujours été présent. Ce n'est pas que du harcèlement. On voit bien qu'à la sortie de lycées et collèges ces dernières années, il y a des moments chauds de rivalités entre bandes. Ces rixes sont filmées.
Que ressent le jeune harcelé ?
N.D : Il se sent une proie. Celle d’un groupe à la base, mais il intègre l’idée qu’il peut être la proie de toute la classe, de tout le collège. Ce sont des adolescents en hyper vigilance qui ont des troubles du sommeil et une image d’eux-mêmes très dévalorisée. Ils sont anxieux. Ça peut se compliquer et donner lieu à d’authentiques dépressions à l’adolescence, jusqu’à la crise suicidaire. Les idées noires et suicidaires sont récurrentes et fréquentes à l’adolescence. Ce n’est pas pathologique. Mais ce n’est pas à banaliser.
E.D : Celui qui est harcelé a l’impression que personne ne voit rien alors que ça se passe devant tout le monde. Il perd confiance dans les adultes référents qui sont censés être là pour le protéger.
Comment le harcèlement évolue-t-il ?
N.D : Il a évolué avec l’avancée de la société et avec la place qu’ont pris les réseaux sociaux. Je pense qu’il y a un effet de mode et de contamination psychique chez les adolescents. Il y en a qui harcèlent, et d’autres qui sont harcelés. Au Casado, on peut rencontrer les deux types, car les deux demandent des soins.
La frontière entre harcelé et harceleur est-elle parfois poreuse?
E.D : Il est assez fréquent que le harcelé devienne harceleur parce que le seul moyen de se sortir de là, ça a été de rentrer dans l’agressivité. Il aura tendance à reproduire ce qu’il a lui-même vécu.
N.D : À l’école primaire, n’importe quel enfant peut avoir des remarques méchantes, ça ne veut pas dire qu’il est harceleur. Il faut faire attention parce qu’il y a des enfants qui sont étiquetés comme tels alors qu'ils ne le sont pas.
Les réseaux sociaux jouent-ils un rôle d’amplificateurs?
E.D : Oui, car ça va beaucoup plus vite. Des gens vont “liker” la nouvelle publication sur la victime. Très rapidement, elle ne va plus être harcelée par une personne, mais par un groupe. Comme on est sur une île, on est vite reconnu.
N.D : Le problème des réseaux sociaux, c’est aussi la diffusion de vidéos pornographiques, d’images de nudité. Il n’y a pas de filtre.
Le harcèlement sexuel prend il de l'ampleur ?
N.D : Il faudrait demander à la gendarmerie. Les nudes [photos dénudées] sont à la mode en ce moment. Elles passent sur un réseau social, ensuite sur des groupes et sont commentées par l’île entière. Sur les réseaux, il y a des groupes de harcèlement à caractère sexuel, de propositions d’envois et de captations de nudes d’adolescents. Il y a aussi des harcèlements d’incitation à la scarification ou aux tentatives de suicide. Les adolescents harcelés se font embarquer dans des groupes comme ça, avec des gens qui leur disent “tente ceci, fais ça”. C’est compliqué d’arrêter ça.
E.D : Les adolescents sont particulièrement vulnérables parce qu’ils ont tellement besoin de se raccrocher, de s'identifier à quelqu’un, à un groupe et à une identité.
Mais il est difficile de contrôler l’usage que les adolescents font des réseaux sociaux …
N.D : Comme le téléphone portable, c’est l’outil de communication, de relation, d’introspection, c’est le journal intime de l’adolescent, ils refusent que les adultes mettent le nez dedans. D'ailleurs, nous disons aux parents de ne pas être intrusifs. Si le harcèlement se poursuit sur les réseaux sociaux, on peut entendre que des parents aient fouillé et lu des messages, mais ce n’est pas toléré par l’adolescent.
Il faudrait que l’adolescent se désinscrive des réseaux et que la gendarmerie fasse son enquête, mais rares sont les parents qui portent plainte.
Le harcèlement peut-il être à l’origine d’une déscolarisation?
E.D : Oui, ça va susciter des angoisses qui vont amener à décrocher. ll y a des natures anxieuses face au stress des examens et des personnalités qui ne veulent pas retourner au collège parce qu’elles sont angoissées de laisser leurs parents seuls. Certains ont un environnement familial qui est "insecure" et ont besoin de rester avec le parent. Ce sont des facteurs qui peuvent être moteurs de déscolarisation, tout comme une forte pression scolaire.
N.D : Ça peut amener à la phobie scolaire qui peut s'étendre à la phobie sociale.
Combien de jeunes sont suivis au Casado pour cause de harcèlement?
N.D : On n’a pas les chiffres.
Constatez-vous une augmentation du nombre de cas ?
E.D : On a de plus en plus de phobiques après les années Covid. Mais on ne peut pas dire si c’est lié au harcèlement.
Quel suivi est proposé au Casado?
E. D : Il y aura une rencontre individuelle pour mieux cerner la demande.
ND : Puis, ça dépend de chaque cas. Les harcelés, complètement décrocheurs, voient un médecin et sont souvent suivis par une psychologue. Ils peuvent aussi arriver dans un groupe scolaire. On débute l’année 2023 et les groupes sont pleins. On démarre avec 15 jeunes inscrits dans un groupe dédié à des problématiques scolaires : déscolarisation, absentéisme, décrochage ou raccrochage.
E.D : Certains vont participer à un espace de parole parce qu'ils sont assez à l'aise ou parce qu'ils ne veulent pas alerter leur parent et ont besoin d’un espace neutre. Ils peuvent être suivis par une psychologue.
Combien de temps dure le suivi des victimes en moyenne?
N.D: Avant de récupérer de la sérénité pour les décrocheurs harcelés, je dirais qu’il faut deux ans. Ça laisse des traces et le temps de cicatrisation est long. Certains ont besoin de l’extérieur pour se restaurer. Parfois ils rencontrent une personne, un artisan, un métier. Ils font l’expérience d’une relation tranquille qui leur fait du bien et qui leur donne envie. Il y a parfois des rencontres décisives qui sont des facteurs de résilience pour des gamins amochés. Ce qui répare le harcèlement, c’est vraiment de remettre de la créativité.
Il y a des adolescents qui sont harcelés et qui peuvent après reprendre la scolarité avec le Cned et retourner faire du rugby ou de la natation. Ceux là n’ont pas de facteurs de risques de vulnérabilité, de troubles psychiques, pas de troubles d’apprentissage, pas de précarité. Leurs parents vont bien. Le changement d’établissement peut être une solution.
La justice a-t-elle un rôle important à jouer pour les victimes?
E.D : Il est important de poser des mots. La reconnaissance par la justice les aide dans cette reconstruction. Il faut leur rappeler que leur situation n’est pas la normalité et qu’une sanction existe.
Y a-t-il suffisamment de professionnels au Casado pour faire face à la demande?
N. D : Il y a un poste de médecin qui n’est pas pourvu. Les délais d’attente augmentent notamment pour les psychologues. Alors qu’avant, elles avaient une réactivité, elles sont à deux ou trois mois d’attente pour des premières rencontres. Pour des situations d’urgence, elles s’organisent. Elles peuvent voir les adolescents deux à trois semaines après leur appel. On sent qu’il y a une augmentation de la demande.
Le Casado suit-il les parents?
N. D : On ne fait pas le suivi des parents d’enfants harcelés. On n’en a pas les moyens. Le Casado reste le lieu de suivi et de soins de l’adolescent.
Vers quelles autres structures les victimes peuvent-elles se tourner?
N. D : Il y a des psychologues en libéral, mais qui sont bien chargés aussi. Mais cela soulève une question de moyens car ce n’est pas remboursé.
ED : La consultation coûte 8 000 F. Certains mutuelles prennent en charge une partie des frais, jusqu’à 20 séances par an.
Pour l’entourage, quels sont les signaux qui doivent alerter?
E.D : Il faut être attentif aux changements de comportement.
N.D : Il peut s'agir de plaintes somatiques : les maux de ventre, de tête, la gastro persistante, les oublis de cahier, de trousse, le manque d’appétit, le repli sur soi. L’enfant ou l’adolescent peut avoir moins de copains et des résultats scolaires en chute. Il peut d’ailleurs chercher à les dissimuler. Ce sont là des symptômes d’un mal-être, mais pas forcément de harcèlement.
Comment lutter contre le harcèlement?
N.D : Le fait de mieux traiter les adolescents, dans n’importe quelle société et de faire en sorte qu’ils ne se sentent pas rejetés de leur milieu permettrait d’éviter les débordements. Pour ce qui est des réseaux sociaux, couper le téléphone à un adolescent, ce n’est pas l’aider car il est né et évolue dans un monde hyperconnecté. Il n’arrive pas à faire sans. S’il n’a pas de téléphone, il sera moqué. Il y a quelque chose qui tient à son éducation. À partir du moment où ses parents paient un forfait mobile, c’est à eux de poser des conditions et des limites.
ED : Dans l’enseignement, il faudrait un climat très apaisé où on se détend, or il y a de plus en plus de tensions, des compétences à acquérir sur un minimum de temps. On l’a bien vu pendant les années Covid. Avec la réforme du bac, il y a aussi beaucoup de stress. Quand l'adolescent joue aux jeux vidéos, il y a aussi de l’agressivité. Il est dans un environnement hyper stimulant, hyper agressif. Il peut reproduire ça sur son lieu de vie. Il n’y a pas de solution contre, il faut composer avec. Trouver des solutions le plus rapidement possible avant que le traumatisme ne s’installe trop et n'handicape.
N.D : La résonance n’est pas seulement scolaire, elle est nationale et mondiale.
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