INTERVIEW. Crise en Calédonie : le docteur de Greslan déplore la mort de patients faute de soins et "une prise en otage de l'hôpital"

L'accès au Médipôle, à Dumbéa-sur-mer, le 27 mai 2024.
Les malades chroniques calédoniens pâtissent des troubles qui perdurent et de leurs conséquences sur la circulation. Certains perdent la vie faute d'accès aux soins, comme c'est arrivé ce mardi à un patient dialysé. Le contexte actuel met aussi à mal les personnels soignants. Deux professionnels de santé expriment leurs craintes.

La situation chaotique que vit la Calédonie depuis un mois et demi entraîne des morts. Non seulement les victimes directes des affrontements, au nombre de neuf selon le bilan officiel. Non seulement des conducteurs qui ont perdu la vie dans des accidents alors que les routes étaient encombrées. Mais aussi des personnes qui n'ont pas réussi à recevoir les soins nécessaires, notamment parce que les axes routiers étaient entravés. 

Dialysé, asthmatique ou épileptique

"Hier, nous avions un patient dialysé qui n’a pas pu être dialysé lundi et qui est décédé", a relaté le Dr Thierry de Greslan ce mercredi, dans la matinale de NC la 1ère. Le président de la commission médicale d'établissement au CHT Gaston-Bourret, qui gère le Médipôle de Dumbéa, a cité d'autres drames. "Il y a quelques jours, un patient asthmatique de 21 ans est décédé suite à une crise d’asthme qui n’a pas pu être prise en charge à temps. La semaine dernière, un patient épileptique est décédé suite à une crise." Des victimes collatérales dont on s'est ému dès le déclenchement des violences. À la mi-mai, une femme perdait son bébé in utero, et un homme non dialysé était retrouvé mort chez lui.

"Une perte de chances réelle"

"Depuis le début de la crise, nos patients ont beaucoup de mal à venir au CHT", résume le Dr de Greslan. "Cette situation intolérable, qui correspond à une espèce de prise d’otage de l’hôpital très régulière, a des conséquences dramatiques sur [leur] prise en charge, avec une perte de chances qui est tout à fait réelle." Face à cette réalité, a-t-il déclaré, "le sentiment des soignants est une incompréhension importante, une colère, une frustration de ne pas pouvoir travailler et de ne pas pouvoir porter secours nous aussi à la population, toute la population."

La résilience des équipes "s'amenuise"

Le médecin précise que "dans l’hôpital ça se passe très bien. Nous avons des équipes qui ont une résilience exceptionnelle. Une résilience qui s’amenuise", tient-il toutefois à signaler, "parce que les gens sont de plus en plus fatigués. Lundi, les soignants qui avaient fait le week-end ont dû rester le lundi matin et travailler la journée (…) et puis le lundi soir, ils ont dû refaire une nuit." Autre vécu: "J’ai une infirmière qui a craqué. Une autre ne veut plus venir au travail (…) La situation se dégrade progressivement, de blocage en blocage." 

C’est une vraie prise d’otage de l’hôpital, qui a des conséquences sur nos soignants qui se fatiguent (…), et par rapport aux patients qui, eux, n’arrivent plus aux urgences, c’est une catastrophe.

Dr de Greslan, président de la commission médicale d'établissement au CHT

La peur d'une offre de soins dégradée

Il redoute dès à présent les effets futurs d'une telle crise. "Nos soignants aussi, ont peur de venir travailler. Cette situation qui s’installe au fur et à mesure du temps, voire qui se chronicise crée une angoisse qui va fragiliser, qui fragilise déjà, nos effectifs. [Au-delà de] cette catastrophe d’aujourd’hui, il y aura une catastrophe demain, celle d’un manque de soignants qui va obligatoirement dégrader l’offre de soins du territoire.  Pas que au CHT, sur l’ensemble du territoire, y compris en médecine libérale."


Son entretien avec Lizzie Carboni

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Des soins "en mode survie"

Sur les mêmes ondes une heure plus tôt, toujours dans la matinale radio, un autre professionnel de santé livrait des craintes similaires. Le Dr Jean-Michel Tivollier est néphrologue à la clinique Kuindo-Magnin de Nouméa, il a évoqué la problématique des quelque 700 dialysés calédoniens. "Dans cette situation de quasi-guerre civile, le problème est le maintien des chaînes logistiques et on est comme tout le monde, on vit au jour le jour", a-t-il résumé.

"On essaie de maintenir notre ligne de soins fonctionnelle. Heureusement, on est bien répartis sur le territoire et on arrive bon an mal an à faire survivre nos patients… Mais on est vraiment en mode survie", lance-t-il. Quant à dénombrer le nombre de personnes dialysées qui ont succombé à un manque de soins depuis la mi-mai : "C’est assez compliqué. Nous avons des patients fragiles qui sont susceptibles de décéder de multiples causes."

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Un maintien des équipes "problématique"

Le spécialiste a évoqué la prise en charge des malades au commencement de cette crise. "Le gros centre [de dialyse] de la clinique a fonctionné depuis le début des événements. Il a pu parer au plus difficile et donc maintenir nos patients en vie", estime-t-il. "Tout ça grâce à une chaine d’approvisionnement qui a pu être maintenue, avec des gens qui se sont battus au jour le jour, qui se réunissent en cellule de crise quotidiennement et avec un maintien des équipes qui va devenir de plus en plus problématique." Car le Dr Tivollier aussi, mentionne "une usure quotidienne" des soignants.

A un moment donné, on avait jusqu’à 270 patients à prendre en charge sur les deux sites [de dialyse] de Médisud et de la clinique. 

Dr Tivollier, neurologue à la clinique Kuindo-Magnin

Ses messages ? L'un s'adresse aux patients, de "venir au centre de dialyse autant que faire se peut quand les routes sont dégagées". L'autre est plus général. "J’en appelle à la solidarité interethnique, puisqu’on essaie de nous opposer, pour qu’on se remette dans un chemin qui soit constructeur ou au moins se projeter dans l’avenir. Actuellement, c’est extrêmement difficile de se projeter à plus d’un jour."

Son entretien avec Lizzie Carboni