À l’époque, ça ne leur paraissait pas une mauvaise idée. "Quand on a emménagé, c’était tout électrique. On a fait le choix de tout mettre au gaz", se souvient Léa*, qui habite une maison avec jardin dans un lotissement de Païta. "On trouvait que c’était mieux pour faire la cuisine et s’il y avait des coupures de courant, on n’était pas embêtés." Sauf que la Calédonie a basculé dans la violence, le 13 mai dernier.
Avec les violences, plus de bonbonne
Parmi les innombrables conséquences sur le quotidien, il y a cette pénurie en bonbonnes de gaz, comme on dit ici en parlant du GPL, le "gaz de pétrole liquéfié". Très vite, dans l'agglomération nouméenne, plus de bouteilles pleines chez les revendeurs de proximité, pour les échanger avec les bouteilles vides consignées. Et plus de ravitaillement des commerces encore ouverts.
Trop dangereux
La circulation des camions a été rendue impossible par les blocages routiers, notamment à Ducos. Et puis il y a une question de sécurité, autour des bonbonnes de gaz, de même que pour l'essence en jerrican. Par arrêtés, le haut-commissaire a interdit "la vente au détail et le transport de carburant, produit combustible ou corrosif, dans tout récipient transportable".
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"Notre micro-ondes nous a lâchés"
Les foyers qui dépendent du butane ont dû s'organiser. Comme chez Léa*. "En plus, notre micro-ondes nous a lâché dès la première semaine !" Depuis plusieurs jours, ils préparent les repas au feu de bois, midi et soir. "Ce n’est pas du tout dans nos habitudes !" Il a fallu bricoler une installation, en s’aidant des conseils et des exemples trouvés sur les réseaux sociaux.
C'est du bricolage et de la débrouille !
Une habitante de Païta
Poste de cuisson improvisé
"On a utilisé les grilles et les plaques du barbecue au gaz. À côté de ça, mon mari a pris un contenant en métal, un peu surélevé avec des cailloux, pour mettre le bois en dessous." Un cylindre, afin de "mieux orienter le feu et la chaleur". Il s'agit en fait d'une poubelle, démontée et désinfectée. "Il allume avec du papier, parce qu’on a du brouillon. Il faut une demi-heure à une heure pour bien démarrer le feu. On alimente avec du bois de palette, et du bois du jardin."
Tarte Tatin
Le couple se sert de sa marmite en fonte, qui fait office de four, et d'une poêle déjà abîmée. "L'essentiel du feu se fait dans le contenant métallique et des fois, on fait en dessous des plaques." Par un système de double plat, dont l'un avec du sable au fond, la famille a pu déguster une très bonne tarte Tatin. "Quand il pleut, on cuisine au gaz." Mais pas seulement : "J'utilise l'appareil à gaufre, pour les courgettes. C’est bizarrement cuit, mais ça se mange, avec un peu d’huile !"
Retour aux anciennes habitudes
Direction Nouméa, sur la presqu'île de Ducos, quartier de Logicoop. La famille Kahlemu aussi, fait à manger au feu de bois. Elle s'est retrouvée sans gaz dès le début de la crise. Josette allume le feu à l’aide de brindilles ramassées à travers le jardin, dans un fût en métal qui sert de barbecue. "Je vais faire le cassoulet. Avec du riz."
On est nés comme ça, au feu de bois.
Une habitante de Nouméa
Où faire les courses à l'avenir ?
Sa belle-mère est assise plus loin. Pour Louise, cuisiner au feu de bois n’a rien de compliqué. "On est nés comme ça, au feu de bois, dans la case. Mais maintenant, c'est automatique. Quand on appuie le bouton, il y a l'eau chaude, il y a le fourneau, il y a le gaz…" Elle espère malgré tout vite retrouver une bonbonne. La question étant : où en acheter, une fois les magasins ravitaillés ? La famille avait l'habitude de faire ses courses à Kaméré, qui a beaucoup souffert des incendies et des destructions.
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Repas sur le parking pour partager les vivres
Une autre Calédonienne livre son expérience du retour au feu de bois. À Dumbéa-sur-mer, au sein d’une résidence sociale située vers le Médipôle. Les occupants d’une quinzaine d’appartements et les personnes bloquées là ont fait à manger sur le parking. "Pas vraiment pour gérer le gaz mais plutôt pour partager les repas, explique Edwige*. Nous avons commencé à cuisiner ensemble le 15 mai. Il y a eu une coupure d’électricité durant quatre jours."
Tout le monde commençait à perdre la nourriture dans les freezers et les congélateurs. Alors, nous avons décidé de partager, en cuisinant en bas dans le parking.
Une mère de famille bloquée à Dumbéa
"Comme dans une bulle"
Cette partie de Dumbéa a été longtemps isolée. "À aucun moment, on ne s’est projetés dans des choses aussi dramatiques", dit cette mère de famille qui s’est retrouvée coincée. "Nous avons vécu comme dans une bulle", différentes communautés confondues. "À s’encourager, se rassurer et partager le repas. Puis, la deuxième semaine a commencé. Ayant pas mal de parents célibataires et de familles nombreuses, nous avons opté pour commencer à rationner. Les vivres de chacun commençaient à réduire et tout le monde craignait de sortir." Au 1er juin, certains n’avaient pas encore quitté la sécurité de la résidence, que les locataires se sont efforcés de protéger.
"Quasiment tout le monde a une marmite à riz"
Dans les appartements sans jardin ou chaque fois que le feu de bois ne semblait pas possible, plein de solutions ont été trouvées. Appareil à vapeur, à croque-monsieur, à raclette ou à panini, plancha, bouilloire, robots multifonctions… Et surtout, le cuiseur électrique qui sert à préparer le riz. "Tu n’as pas de gaz ? Il y a plein d’options !", résume Fabrice Louyot, qui tient à Nouméa "La Table des gourmets". "En Calédonie, quasiment tout le monde a une marmite à riz. Elle n’a de riz que le nom. C’est une marmite sur une résistance électrique, on peut cuisiner plein de choses dedans."
Ce n’est pas la solution, mais c’est une solution, pour gérer au moins aujourd’hui.
Un restaurateur qui a partagé des recettes pour marmite à riz
Solidarité
Sur la page Facebook du restaurant, qui doit rouvrir la semaine prochaine, il a publié des recettes de plats confectionnés avec ladite marmite : purée de légumes, lentilles-saucisses. "La démarche, c’est d’aider les gens. On peut faire les pâtes, les bolognaises, des confitures, des compotes..."
Les bonnes idées de ce genre ont pullulé sur les réseaux. Dans les commentaires, les internautes partagent leur mode de cuisson et leurs recettes.
Et pourtant, de moins en moins besoin de gaz
L'inconfort exprimé face au manque de gaz est tel qu'on en oublierait les statistiques : les Calédoniens s'alimentent de moins en moins au GPL. Le gouvernement le signalait en septembre 2023, après avoir révisé la structure des prix. "Depuis dix ans, les ventes de gaz accusent une baisse d’environ 2,3 % par an, en raison du développement d’installations électriques qui remplacent celles aux gaz." Il y a aussi le recours grandissant au solaire. En 2022, la consommation de gaz par les particuliers était d'environ trois mille tonnes, contre 3 460 tonnes en 2021.
*Prénoms d’emprunt