Quitter leur village pour Saint-Pierre, un passage obligé pour les jeunes Miquelonnais

Ils sont encore adolescents mais ils vivent déjà hors du foyer familial. Dès le lycée, parfois même plus tôt, les jeunes de Miquelon doivent se rendre à Saint-Pierre pour leurs études. Un départ brutal qui leur apporte une autonomie précoce.

“Au début, c’était un peu bizarre”, se souvient Louanne Coste, 16 ans. “Je n’avais pas l’habitude de rester plusieurs semaines sans mes parents.” Un sentiment partagé par ses camarades Emma Briand et Manon Detcheverry, toutes deux âgées de 15 ans à leur arrivée à Saint-Pierre. “C’est un changement de rythme.”

Comme la plupart des Miquelonnais de leur âge, les trois adolescentes ont quitté le village où elles ont grandi après le collège. En septembre 2020, elles emménagent dans des pensions de Saint-Pierre, afin de poursuivre leurs études au lycée Émile Letournel. Un passage “presque obligé”, pour reprendre les mots de Patricia Drake, la conseillère principale d’éducation de l’établissement. Cette dernière évoque les alternatives possibles - l’enseignement à distance, et le départ pour la métropole - avant de préciser : “Cela reste assez rare”.

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Cette année, 18 jeunes de Miquelon effectuent leur scolarité à Saint-Pierre, que ce soit au lycée général, au lycée professionnel ou en troisième prépa métiers. Tous connaissaient déjà la ville avant de s’y installer. Mais la plupart d’entre eux n’y a jamais vécu. “On est beaucoup à avoir de la famille ici”, commente Louanne Coste. “On allait leur rendre visite, ou on venait à Saint-Pierre pour des rendez-vous. Mais y passer une ou deux semaines d’affilée, ce n’est pas la même chose.”

 

Une ambiance “différente” à Saint-Pierre 

 

“Quand je suis arrivée à Saint-Pierre, j’ai ressenti de la joie mais j’étais aussi un peu stressée”, reprend l’adolescente. “J’allais dans une famille que je ne connaissais pas. Je ne savais pas comment ça allait se passer.” Elle considère que “l’ambiance est différente” à Saint-Pierre. “Je n’arrive pas à expliquer pourquoi.”

“Moi j’avais un peu peur”, se souvient Emma Briand. Elle ne savait pas à quoi s’attendre à son arrivée dans son nouvel hébergement, chez des parents éloignés. “Heureusement, je n’étais pas toute seule”, précise-t-elle, en référence à son amie Manon Detcheverry, logée dans la même pension de famille. “Et ça s’est super bien passé.”


Sur le plan scolaire, les jeunes femmes découvrent un lycée bien plus grand que le collège de Miquelon. “On était sept dans ma classe de troisième”, se rappelle Louanne Coste. “Que des filles, alors qu’ici j’étudie aussi avec des garçons.” 

“Tous les ans, il y a une proportion importante de Miquelonnais dans les sections professionnelles. Peut-être parce que les classes y sont plus petites, ou car le Bac pro permet d’entrer plus rapidement sur le marché du travail et de retourner à Miquelon.”

Patricia Drake, CPE au lycée Emile Letournel, à Saint-Pierre. 

 

Patricia Drake acquiesce. L’arrivée au lycée représente un gros changement. “À Miquelon, les classes sont plus petites. L’ambiance est plus familiale, comme dans un cocon”, explique la CPE. “Il faut s’adapter au fonctionnement un peu plus carré du lycée.” 

Pour elle, beaucoup craignent “la solitude”. “Ils ont leur groupe d’amis, depuis le plus jeune âge. Et c’est compliqué pour eux de s’en détacher.” Il est rare, selon Patricia Drake, de voir un élève de Miquelon intégrer une filière où il n’y a aucun autre Miquelonnais.

 

“C’est vrai qu’en début d’année, je ne parlais à personne dans ma classe, à part aux gens que je connaissais déjà”, se souvient Manon Detcheverry. “Mais maintenant, je me suis fait des amis.” 

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Louanne Coste, elle, a tout de suite apprécié de “voir de nouvelles têtes”. “Ça faisait vraiment du bien”, assure l’adolescente, avant de préciser qu’elle est aussi entourée de visages familiers. La famille qui l’accueille à Saint-Pierre héberge deux autres jeunes de Miquelon, des “potes” avec qui elle était en cours les années précédentes. Elle rend aussi fréquemment visite à sa famille de Saint-Pierre.

“J’avais peur de ne pas aimer la vie dans une pension, que ce soit nul. Finalement, ma pension est géniale. J’adore vivre là-bas.”

Louanne Coste, lycéenne

 

Autonomie et “galère” pour trouver un logement

 

Un coup de téléphone par jour pour l’une, un sms quotidien pour l’autre… Les adolescentes restent en contact régulier avec leur famille à Miquelon. Elles leur rendent aussi visite presque tous les week-ends. Mais elles en sont persuadées, leur départ leur a permis de devenir plus autonomes. “Tu n’as plus tes parents qui te poussent à travailler”, commente Emma Briand. “Il faut s’organiser seule.”  

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“Je pense que ça se verra quand on va partir aux études en France”, ajoute Manon Detcheverry. “On est déjà un peu détaché de nos parents. On a plus d’indépendance plus tôt. Cela se voit par rapport aux autres.” Si elle en avait eu la possibilité, l’adolescente serait néanmoins restée à Miquelon pour suivre son cursus scolaire. 

“Aller à Saint-Pierre nous prépare pour le départ aux études. On s’habitue à être séparés de notre famille.”

Louanne Coste, lycéenne

 

Car l’expérience n’est pas sans difficultés. Le plus gros problème ? Trouver un logement. “Avec mes parents, on s’y est pris plusieurs mois à l’avance, en faisant passer une annonce sur les réseaux sociaux”, se souvient Louanne Coste, ajoutant que son budget reste limité.

Comme 14 autres jeunes Miquelonnais, elle reçoit une aide de la collectivité territoriale, d’un montant de 498 euros par mois (soit 30% du SMIC). Une pension coûte en moyenne 600 euros, selon le service des bourses de la CT. “Mes parents complètent”, élude la jeune femme. “Le vrai problème, c’est le nombre de pensions disponibles. Il y en a de moins en moins à Saint-Pierre, et c’est très compliqué de trouver un hébergement.” 

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Ce phénomène touche tous les jeunes de la commune et il n’est pas nouveau, selon l’ancien maire de Miquelon Denis Detcheverry. Lui-même est parti étudier à Saint-Pierre en 1967, à l’âge de 14 ans. “À l’époque, ça allait”, se souvient-il. “Mais dans les années 1990, la situation a changé. Les femmes se sont mises à travailler dans les entreprises et les administrations : elles avaient moins de temps pour accueillir des jeunes de Miquelon. Des étudiants ont commencé à venir de Terre-Neuve pour apprendre le français. Les logements ont été pris d’assaut.”  

Un internat jamais construit

 

Aujourd’hui le problème demeure, selon les adolescentes interrogées pour cet article. Elles déplorent le retard de la construction de l’internat de la réussite, dédié aux jeunes de Miquelon. “Quand j’étais au collège, on nous avait dit que le bâtiment serait fini quand on serait en seconde”, se rappelle Louane Coste. En 2016, la première pierre de l’édifice avait pourtant été posée. Ce projet, financé principalement par l’État, a finalement pris du retard suite à des appels d’offres infructueux. “Tout ça à cause d’une question d’argent”, lâche Louanne Coste, dégoûtée. 

“Je n’aurais vraiment pas aimé me retrouver toute seule à Saint-Pierre. C’est pour ça que l’idée d’un internat pour les Miquelonnais est intéressante.”

Manon Detcheverry, lycéenne

 

Actuellement, le terrain censé accueillir l’internat reste aussi vague que le calendrier du projet. “Alors que nous, tout ce qu’on demande, c’est un étage pour les garçons, un autre pour les filles”, affirme l’adolescente. “Même si je suis très bien en pension, j’aurais vraiment aimé un internat”, renchérit Emma Briand. “C’est toujours plus confortable d’habiter avec des gens qu’on connaît bien.” 


L’opération doit être relancée en 2021, selon la préfecture. Mais beaucoup de Miquelonnais n’y croient plus. “C’était un faux espoir”, affirme Louanne Coste. “On est tristes, déçus, démoralisés.”

“On est privé de cet internat et c’est une souffrance pour les Miquelonnais et les Miquelonnaises”

Louanne Coste, lycéenne

 

Ce ressenti est partagé par certains parents, qui souhaitent rester anonymes. Ils se disent plus “inquiets” de ne pas trouver de logement pour leurs enfants, que de les voir quitter le village. “Il faut partir un jour. Mais il faut le faire dans de bonnes conditions”, commente l’un d’entre eux.

Partir à Saint-Pierre : une pratique ancienne


Il faut dire qu’à Miquelon, le départ pour Saint-Pierre est une obligation depuis des générations. “On a toujours su qu’on allait devoir quitter la commune pour étudier”, analyse la Miquelonnaise Jeanick Martinot. Arrivée à Saint-Pierre à l’âge de 9 ans, elle est de la même tranche d'âge que Denis Detcheverry. “C’était comme ça, on n’avait pas le choix et ça ne se discutait pas.”

Une école de Saint-Pierre, située à l'emplacement de l'actuel lycée de la commune. Le bâtiment a été détruit en 1974.

 

La sexagénaire a une expérience très différente de celles des jeunes d’aujourd’hui. “C’était un changement de vie complet : on ne rentrait que pendant les vacances, car il n’y avait pas de liaisons régulières et le trajet durait 2h30. Les premières années, il n’y avait pas non plus de téléphone. Il fallait écrire des lettres, pour garder contact avec nos parents.” 

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Lorsqu’elle a quitté Miquelon, Jeanick Martinot avait un frère âgé de trois ans. Quelques années plus tard, un troisième enfant vient agrandir la famille. La jeune femme était alors toujours en études à Saint-Pierre. “Les liens ont eu plus de mal à se tisser, avec la distance”, soupire-t-elle. “Il y a toujours eu de l’amour, bien sûr, mais nos relations ont été un peu troublées par cette séparation.” Cette “coupure”, comme elle l’appelle, les jeunes d’aujourd’hui en font moins l’expérience. “D’abord, les élèves qui viennent à Saint-Pierre sont plus âgés et ils ont accès à des technologies qui n’existaient pas à mon époque.”

“À 9 ans, on est encore un enfant. On n’est pas censé être séparé de ses parents.”  

Jeanick Martinot

 

Sans Skype, Whatsapp ou Facebook pour garder contact, Jeanick Martinot considère qu’elle a acquis une certaine “maturité précoce”. "Était-elle réelle ou artificielle : la question se pose”, ajoute-t-elle, pensive. Denis Detcheverry approuve et nuance, au regard de sa propre expérience : “c’est un apprentissage de la vie. On peut le vivre parfois avec difficulté, mais c’est une nécessité. C’est comme ça que l’on devient autonome.” 

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Il évoque les difficultés logistiques pour rentrer à Miquelon, à une époque où le village était bien plus isolé. “Avec le mauvais temps, il n’y avait pas toujours de bateau. Une fois, j’ai été déposé à Langlade, et j’ai marché avec ma valise jusqu’à la ferme de la Pointe au cheval, à 12 kilomètres de là.” Jeanick Martinot acquiesce. Elle se souvient de cet “isolement”. Un hiver, elle et ses camarades étaient même restés bloqués pendant 15 jours dans la commune, sans pouvoir repartir. “On était contents”, se remémore-t-elle en souriant. Elle ajoute : “ça n’avait rien à voir avec maintenant. C’était un autre monde, une autre vie.”


Cette vie, Louanne Coste, Emma Briand et Manon Detcheverry ne l’ont pas connue. Elles pointent tout de même du doigt la distance et les trajets en ferries. “C’est le gros désavantage”, note Manon Detcheverry. À leurs yeux, la vie à Saint-Pierre reste tout de même moins complexe qu’au siècle dernier.