En changeant de stratégie, la compagnie Aircalin parviendra-t-elle à redécoller ?

Un Airbus A330 Neo de la compagnie aérienne Aircalin.
Vols extra-long-courriers, achats de nouveaux Airbus, commissions revues à la baisse pour les agences de voyages... La compagnie aérienne change radicalement de cap pour relancer son activité, qui a chuté de moitié en 2024. Mais sa gouvernance, aux mains des indépendantistes, est vivement critiquée par l’ensemble des élus loyalistes.

"Il faut essayer d’arrêter cette folie !” Dans son bureau de la Moselle, l’élu provincial Brieuc Frogier ne décolère pas. Le 12 décembre, le conseiller avait jeté un pavé dans la mare au Congrès, en évoquant l'achat de deux nouveaux avions par Aircalin. "C'est une blague !", s'était étranglé Brieuc Frogier, face à un hémicycle médusé. "Avant le 13 mai, on n'était même pas foutu de savoir comment payer le Ruamm [régime unifié d'assurance maladie et maternité]. Aujourd'hui, on a perdu les recettes fiscales. On ne sait même pas comment on va payer les salaires. Et on nous fait croire qu'on va acheter des avions ?"

La nouvelle avait surpris d'autant plus l'assemblée que la compagnie calédonienne vient de renouveler sa flotte, aujourd'hui composée de deux A320néo (mono-couloir) et de deux A330néo (deux couloirs). Nouméa, le dernier appareil, a tout juste un an.

Aircalin a perdu 50 % de ses passagers depuis ces événements. Pour survivre, la compagnie a besoin de développer son business.

Gilbert Tyuienon, membre du gouvernement démissionnaire en charge des transports


"Une question de vie ou de mort"

L'acquisition de deux nouveaux appareils auprès du constructeur Airbus n'a pourtant rien d'une farce. La compagnie a fini par l'annoncer officiellement au moment de l'ouverture de la ligne Nouméa-Paris via Bangkok, à la mi-décembre 2024.

Le lancement de cette nouvelle route aérienne était prévu pour 2027. Mais les événements du 13 mai ont poussé la compagnie à revoir considérablement sa copie et anticiper ce projet. "C'était une question de vie ou de mort, résume Gilbert Tyuienon, le membre du gouvernement démissionnaire en charge des transports. Aircalin a perdu 50 % de ses passagers depuis ces événements. Pour survivre, la compagnie a besoin de développer son business. Avec ce tronçon, nous créons 150 emplois supplémentaires aux 500 existants."

Pour l'heure, cette nouvelle liaison entre la Nouvelle-Calédonie et l'Hexagone, avec escale en Thaïlande, est assurée par les A330. Mais pour pérenniser ce vol extra-long-courrier, qu'il décrit comme "la plus longue liaison du monde", Gilbert Tyuienon l'assure : il faut investir dans deux A350, des avions "plus adaptés aux très longues distances", car ils génèrent "plus de volumes en passagers" et sont "moins consommateurs en carburant". 

La gestion d'Aircalin est opaque au possible.

Brieuc Frogier, administrateur de l'Adanc


Le coût des avions toujours "confidentiel"

Le projet est déjà bien avancé. Un apport financier d'Aircalin "assez conséquent" a "déjà été versé au constructeur", confie la compagnie à NC la 1ère. Leur livraison est annoncée pour 2026 et 2028. Mais aucune autre information ne filtre sur le montant de cette avance, ni sur le coût total de l'investissement.

"Pour le moment, les discussions restent confidentielles entre Aircalin et Airbus. Certains éléments relèvent du monde des affaires, justifie Gilbert Tyuienon. Mais ce qu’on peut déjà dire, c’est qu’on a de très belles offres de la part du constructeur. On aura de très bons prix pour nos avions."

Des informations tronquées, dénonce Brieuc Frogier, pourtant membre du conseil d'administration de l'Agence pour la desserte aérienne de Nouvelle-Calédonie (Adanc). Cet établissement public, qui se voit reverser une part de la Taxe générale sur la consommation (TGC), est actionnaire à 99,4 % de la compagnie.

"La gestion d'Aircalin est opaque au possible, s'agace l'élu. Certes, la compagnie est une société de droit privé. Mais elle repose sur un actionnariat public. Elle appartient donc à tous ceux qui paient de la TGC et les Calédoniens sont en droit de savoir ce qu'on fait avec leur société."

Un investissement estimé à 46,5 milliards avant la crise

Une feuille de route baptisée "Aircalin 2030" avait été présentée aux membres du conseil d'administration en mars 2024. Mais depuis, le pays a été secoué par une crise économique et sociale sans précédent. "Je croyais le projet abandonné", s'exclame Brieuc Frogier. Au contraire, il a été avancé avec l'ouverture anticipée de la ligne Nouméa-Paris via Bangkok, plus d'un an avant la date annoncée.

Dans ce document de travail, le budget de cet investissement était estimé à 46,5 milliards de francs Pacifique (dont 38,8 milliards pour les deux avions, le reste pour le moteur de rechange, les équipements et les autres frais).

Dans les deux scénarios esquissés pour financer l'acquisition de ces deux appareils, plusieurs leviers étaient actionnés : un apport de la compagnie de 7,1 milliards en fonds propres, la revente d'avions de la compagnie estimée à 2,8 milliards et la défiscalisation pour un montant de 5,9 milliards.

C'est sur l'apport de l'actionnaire que les deux scénarios divergeaient. Soit l'Adanc contribuait à hauteur de 6,2 milliards et la compagnie était contrainte d'emprunter 24,5 milliards. Soit l'agence finançait l'investissement jusqu'à 16,2 milliards et dans ce cas, l'emprunt bancaire se voyait réduit à 14,4 milliards de francs. Mais tous les cas, les Calédoniens étaient bien mis à contribution puisque ce sont eux qui financent l'Adanc via la TGC. 

S’il s’avère que des membres du gouvernement poursuivent des projets aussi mirifiques au moment où l’on est en train de crever la dalle, le moins qu’on puisse dire c’est que ça mérite une discussion claire au Congrès.

Philippe Michel, chef du groupe Calédonie ensemble au Congrès


"Autofinancement"

Ces deux scénarios sont "aujourd'hui obsolètes" et "les prix qui circulent sont erronés", assure la compagnie. Face à la situation budgétaire exsangue de la Nouvelle-Calédonie depuis les émeutes, Aircalin a en effet imaginé un troisième scénario, dans lequel l'Adanc n'est plus mise à contribution.

La compagnie compte financer ce nouvel investissement de la façon suivante : 17 % d'autofinancement, 28 % de défiscalisation et 55 % d'emprunt bancaire. "Que l'Adanc, en tant qu'actionnaire quasi unique, nous soutienne, ce serait assez logique. Mais s'il le faut, nous saurons faire sans", assure un cadre de la compagnie. 

Ce nouveau schéma de financement sera présenté prochainement au Congrès. L'ensemble des élus non-indépendantistes a demandé à convoquer en commission plénière le directeur d'Aircalin, Georges Selefen, et le président de l'Adanc, Gilbert Tyuienon, pour s'expliquer sur le financement du projet. À l'image de Philippe Michel, qui avait tiré à boulets rouges sur cette stratégie, le 12 décembre, boulevard Vauban. "S’il s’avère que des membres du gouvernement poursuivent des projets aussi mirifiques, au moment où l’on est en train de crever la dalle, le moins qu’on puisse dire c’est que ça mérite une discussion claire au Congrès", avait déclaré le chef de groupe Calédonie ensemble.


Démission de Christopher Gygès

Peu avant, Christopher Gygès avait déjà démissionné du conseil d'administration d'Aircalin. Il était le dernier élu non-indépendantiste à y siéger encore, après la révocation de Bernard Deladrière, Brieuc Frogier et Jean-Pierre Flotat en février 2023.

Le motif de son départ ? Le déplacement d'une délégation d'élus indépendantistes pour l'ouverture de la ligne Nouméa-Paris en décembre 2024, "avec des coupes de champagne", s'exaspère Christopher Gygès. "C'était irresponsable vis-à-vis de la population qui est, pour beaucoup, au chômage partiel ou au chômage tout court." 

Il y a plusieurs mois, avec sa collègue Isabelle Champmoreau, le membre du gouvernement avait proposé, en vain, que tous les "miles" accumulés lors des déplacements officiels profitent à la collectivité pour d'autres déplacements. "Aujourd'hui, ces "miles" sont récupérés à titre individuel, ce qui est un scandale !"

Cette commission représente 30 % de mon chiffre d'affaire. Cette perte, je ne sais pas la remplacer dans le contexte économique actuel.

Vaea Frogier, présidente du syndicat des agences de voyage de Nouvelle-Calédonie 


Les agences de voyages inquiètes

Autre nouveauté qui crispe les agences de voyages : Aircalin ne leur reversera plus systématiquement 5 % de commission sur la vente de billet (hors taxes), à partir du 1er juillet. "Cette commission représente 30 % de mon chiffre d’affaires. Cette perte, je ne sais pas la remplacer dans le contexte économique actuel. Je n’ai rien d’autre à vendre que du siège Aircalin", s'inquiète Vaea Frogier, la présidente du syndicat des agences de voyages de Nouvelle-Calédonie.

Ce changement de politique risque de porter un coup fatal aux six agences de la place, qui ont déjà drastiquement réduit leurs effectifs depuis la crise, rappelle Vaea Frogier. Mais pour la compagnie, cela représente une économie de "presque 180 millions de francs", indique Gilbert Tyuienon. "Ce n'est pas négligeable".

L'idée n'est pas d'arrêter totalement ce mode de rémunération, précise-t-on à Aircalin, "mais de les inciter à être plus performantes". "Les agences pourront bénéficier d'une rémunération sur objectif, en fonction du volume de billets vendus."

Une marche à blanc pour accompagner ce changement de modèle est prévue entre le 1er janvier et la fin juin. Mais la pilule a tout de même du mal à passer. "C'est une décision uniquement politique", s'insurge Vaea Frogier.

Il est temps que Gilbert Tyuienon passe la main à des gens qui savent vraiment gérer une compagnie aérienne.

Christopher Gygès, membre du gouvernement et ancien administrateur d'Aircalin


Longévité au gouvernement

Après douze années passées -sans interruption- au gouvernement, Gilbert Tyuienon, très attaché à son portefeuille des transports, est aujourd'hui accusé par le camp non-indépendantiste de s'être approprié la compagnie aérienne. "Le pilote, c'est Gilbert Tyuienon ! C'est lui qui fait la pluie et le beau temps, s'étrangle Brieuc Frogier. Ils ont mis les élus devant le fait accompli avec ces avions et tordu le bras du gouvernement."

Christopher Gygès n'est pas plus tendre avec son collègue de l'exécutif. "Il faut arrêter de politiser Aircalin. Il est temps que Gilbert Tyuienon passe la main à des gens qui savent vraiment gérer une compagnie aérienne."

Le ténor de l'Union calédonienne, lui, préfère "ne pas rentrer dans la polémique" et garde son cap. Le 7 janvier 2025, il sera candidat sur la liste de l'UC pour conserver son siège dans le 18e gouvernement de la Nouvelle-Calédonie.