TÉMOIGNAGES. "On fait la gamelle", ces élèves qui pique-niquent à côté de l’école au lieu de manger à la cantine

Ces élèves scolarisés à Nouville déjeunent dans le square à côté de leur école, sous la surveillance de proches, en mars 2025.
À l'heure du déjeuner, des écoliers, plus nombreux que d'habitude, mangent un repas à emporter à côté de leur établissement scolaire. Un phénomène visible à plusieurs endroits du Grand Nouméa. Depuis les émeutes, qui ont affecté des milliers d'emplois, les collectivités ont resserré leur budget et diminué certaines aides. Pour s'en sortir, les parents s'organisent et s'entraident. Leurs témoignages racontent en partie la crise calédonienne.

Le phénomène se remarque quand on passe près des établissements scolaires de Ducos à l’heure de la pause déjeuner. Sur un talus, sous des palétuviers, dans les parcs… Des dizaines d'élèves, plutôt d'origine océanienne, prennent le repas à l’extérieur. En mode pique-nique. En tout cas, quand il ne pleut pas.

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Quatre enfants à nourrir

Ce midi-là, arrêt au skate-parc de Kaméré, près de l’école primaire Desbrosse. Plusieurs enfants finissent leur yaourt autour d’une table pliante. C’est l'un des adultes présents, l'imposant Lucas, qui s’est chargé de préparer le déjeuner et de venir le livrer. À sa fille, un petit-neveu et deux petites-nièces. Cet ancien cariste manutentionnaire se trouve au chômage total. “Réduction d’activité, par rapport à tout ce qui s’est passé.” Il fait référence aux émeutes de l’an dernier et à leurs conséquences. 

Un mardi de classe, des écoliers de Ducos prennent le repas en famille au skate-parc de Kaméré.

Les parents des autres enfants travaillent, précise-t-il, mais ils ont une grande famille et les frais s’additionnent. D’où la volonté d’éviter la cantine, dont le prix a nettement augmenté à Nouméa. Othniel aime cette formule, lui qui était demi-pensionnaire. “Quand on mange à la cantine, on ne sent pas le vent”, exprime-t-il du haut de ses huit ans.

La plupart des parents ont des problèmes d’économies, depuis ce qui est arrivé. Certains ont du mal à s’en sortir avec le prix de la cantine, parmi d’autres. Pour pallier, on a proposé de faire nous-mêmes des repas. 

Lucas, parent de Kaméré qui fait manger des écoliers

Joseph Ukako est référent de ce secteur très populaire pour l’UGPE, l’Union des groupements des parents d’élèves. En allant à la rencontre des familles, il a compté “au moins une centaine d’enfants” qui mangeaient ainsi dehors. 

Barquette dans le sac

Certains se débrouillent seuls, même si les adultes alentours gardent un œil. Comme ce groupe d'élèves qui digère en jouant, à côté de l’école Talon, dans une impasse de Logicoop. Gisèle, neuf ans, vient en classe avec son déjeuner dans le cartable. "Papa le prépare à la maison et il met dans un pochon pour emmener dans mon sac." Cette élève mangeait à la cantine, avant - "je n’aimais pas". Sauf que beaucoup de choses ont changé. Son école, Gustave-Lods, a fait les frais des émeutes et n'a plus rouvert. Face aux dégâts sur la presqu'île, elle a terminé l'année scolaire, non pas à Ducos, mais à l'école Mouchet de Montravel. 

"Trop compliqué"

La voici affectée à Daniel-Talon mais la situation familiale n'est plus la même non plus. Son papa explique leurs trajets en car depuis les tours de Magenta, à l'autre bout de la ville : ils "campent" chez un proche pour qu'il soit près de son activité professionnelle… "Je n'ai pas réussi à la radier, autant qu’elle finisse l’année là-bas." Ce système de repas, "c'est un peu à cause des bourses". En tant que boursière de la province Sud, la fillette pourrait bénéficier d'un tarif bas à la cantine, même si la part facturée aux parents a aussi augmenté. Mais pour l'instant, "les papiers n'ont pas été faits. J’ai lâché l’affaire, il en manquait, c’était trop compliqué".

En ce moment, on fait comme ça : on fait gamelle. Des fois, on porte des petits sandwichs.

Adolphe, papa qui prépare un repas à emporter pour une élève de Logicoop

Plafond atteint

Ce jour-là, Solène*, deux enfants en primaire, est posée sur la natte dans le "parc" en face - en réalité, ce qui reste de l’ancienne maternelle Les Orchidées. "Celui qui est au collège a sa bourse, explique-t-elle. Les autres n’ont pas été acceptés." Les revenus mensuels du couple, pourtant variables, dépassent le plafond fixé pour être bénéficiaire. "L’année dernière, ils mangeaient encore à la cantine. Après, j’ai vu qu’au mois de septembre 2025", l'un des plus chers de l'année, "c’est 20 000 F…" Alors, "je fais la gamelle tous les matins". 

La maternelle Les Orchidées de Logicoop, incendiée pendant les émeutes, a été rasée.

Dix ans à prouver

Sous le même banian, Catherine* dépasse également le plafond pour que son fils soit boursier. Or, "la cantine a augmenté, c’est trop cher, et notre grande va au collège. En début d’année, il y a eu plus de dépenses pour la rentrée."

Elle fait aussi manger sa nièce. Celle-ci vit chez la grand-mère, qui a fini son contrat et ne peut pas payer la cantine plein pot. Mais la petite "n’a pas la bourse, à cause des dix ans de résidence". Depuis les émeutes, la province conditionne en effet certaines aides au fait d’habiter dans le Sud depuis au moins dix années. C’est le cas de la mamie, assure Catherine*, sauf qu’elle n’arrive pas à trouver de "preuve". 

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À Daniel-Talon comme à Maurice-Fonrobert, par exemple, ce phénomène de pique-nique semble nettement plus marqué que les années d'avant. Sans compter tous les élèves qui déjeunent chez eux ou chez un proche, quitte à s'organiser par quartier.

Scène du midi à Ducos, près du rond-point de Tindu et de l'école Maurice-Fonrobert.

À pied depuis le squat

Autre presqu'île, mêmes scènes. À Nouville, Amélie-Cosnier scolarise les enfants qui vivent dans les squats alentour. Et une partie déjeune à côté de cette petite école nichée entre la mer et l’université. Ils habitent le squat près du Camp-Est, celui dit Favelas vers la clinique Magnin, les sites d’habitat précaire autour du Kuendu beach…

Pour les femmes qui apportent le casse-croûte, souvent en se relayant, c’est toute une organisation. On a vu des habitants passer la journée sur place, afin de donner à manger. "Je viens à pied le matin, à midi et le soir", dit pour sa part Lisa, maman de Curtys. Trois allers-retours par jour. 

Même pas tenté le dossier

En 2024, la famille avait un logement social à Kaméré, le garçon rentrait le midi. 

On a perdu tous les deux notre travail à cause des émeutes. On n’avait plus les moyens de payer le loyer. Quand on est revenu vivre en squat ici, on a commencé à amener la gamelle.

Lisa, maman qui vient faire manger un écolier de Nouville

Et la bourse ? "J'ai pas essayé", elle craint d'être écartée par la condition de résidence. 

Noëlla et sa sœur Aline font déjeuner quatre enfants non loin de l'école Amélie-Cosnier, en mars 2025.

"Obligé de s’asseoir par terre"

Noëlla ne la remplit pas, cette condition, elle est descendue de Ponérihouen il y a neuf ans. Plus de bourse pour ses trois enfants inscrits à Cosnier, "on n'a même pas essayé de faire la demande". Les deux parents n'ont pas de travail en ce moment. "Papa les emmène le matin, à pied. Je fais la cuisine, je ramène à 11h15 et j’attends jusqu’à 15 heures." 

C’est pas normal. On vient pas d’une autre île, on est d’ici. Et nous, quand on était à l’école, on était boursiers. C’est dur.

Noëlla, mère de trois écoliers de Nouville

Ce jour-là, Edgar, Suzanne et Perle se sustentent dans un coin du parking, sous un faux poivrier. "J’aime bien. À la cantine, je m'ennuie", réagit l'une des jumelles. "Moi, je suis pas contente, modère l'autre. Dehors, on est obligé de s’asseoir par terre."

Provisoire, ou pas

Dans le cas de Sylvie, installée sur l'herbe, le fait de ne pas encore recourir à la demi-pension s'explique par la réinscription tardive à l'école. "Pendant les émeutes, on est partis sur Maré et mon fils a terminé l’année là-bas. On est revenus à la rentrée."

Plus loin, Maëva surveille deux nièces posées sur un muret. La jeune femme en amène une à pied depuis un squat de la plaine, pour laquelle elle repart cuisiner. L'autre, véhiculée, "a sa petite gamelle que sa mère prépare". 

Comme je viens pour l’une, je viens pour l’autre, les mamans sont rassurées. C’est ouah ! L’année dernière, il n’y avait pas à faire ça.

Maëva, tante de deux écolières de Nouville

Lywenda dévore le plat fourni par sa tante Maëva, dans le square de Nouville à côté de l'école Cosnier.

Le "dilemme" du travail

Avec des contraintes pareilles, comment trouver un emploi qui fournira l'argent pour payer la cantine ? "C’est ça, le dilemme, lance Laura. J’ai essayé de reprendre du travail en fin d’année dernière. J’ai basculé de nuit." L'organisation s'est révélée difficile, sans voiture, avec un enfant à la cantine mais l'autre nourrie à la gamelle. "C’était trop compliqué, je ne me reposais plus !" 

Des fois, on vient avec des sandwichs. Des fois, on se fait des omelettes. Il y a des jours où ça va, et des jours où ça va pas. Si j’avais un travail, ce serait bien. J’essaie d’en trouver un où les horaires correspondent.

Yolande, mère célibataire de trois écoliers non boursiers

"J'ai des impayés"

Shirley, 23 ans, a les mêmes questionnements devant l'école Clain de Koutio. Petite glacière à la main, la jeune maman célibataire vient de faire pique-niquer sa fille de cinq ans et demi. Avant, "elle mangeait à la cantine mais comme je ne travaille pas, j’ai eu des impayés. J’ai demandé à [rembourser] doucement. Des fois, j’essaie de faire avec les allocations. Mais soit je paie la somme d'un coup, soit elle ne mange pas du tout à la cantine." Montant dû : 34 000 F. 

Avant le retour en classe, Henriette fait déjeuner ses trois enfants en plein air, à Koutio, près de la maternelle L'Oasis et de l'école Gustave-Clain.

Sous l'abribus

Vu l'état de leurs finances, les mairies ont durci le ton en matière d'impayés. Toute une partie des parents qui pratiquent le pique-nique doivent de l’argent à leur caisse des écoles. Comme Nelson à La Coulée, au Mont-Dore. En attendant de régulariser, il passe à vélo déposer le repas à sa fille. Elle fait partie des écoliers de La Rizière (une quinzaine ce jour-là) qui casse-croûtent juste devant l'établissement… sous l'abribus.

Voyez aussi le reportage de Brigitte Whaap, Claude Lindor et Christian Favennec

©nouvellecaledonie

*Des prénoms ont été modifiés par souci d'anonymat.