TÉMOIGNAGES. "La loi de l'emmerdement maximum", ou comment des Mondoriens du Sud ont été contraints de s'organiser face à l’isolement

Le 15 juillet 2024, vers 5h30, des Mondoriens qui travaillent à Nouméa embarquent sur la navette organisée par leur employeur pour les transporter depuis le Vallon-Dore.
En cette dixième semaine de violences et de blocages, les Calédoniens déploient des efforts considérables pour garder leur emploi, s'ils ne l'ont pas perdu, scolariser leur enfant ou se sentir en sécurité. Exemple dans la partie Sud, qui s'est retrouvée isolée pour cause de route provinciale entravée et dangereuse. Location, prêt de logement, déménagement, bateau matin et soir… Quelques Mondoriens, parmi bien d'autres, racontent leurs changements de vie.

À 5h40, le couvre-feu est en vigueur d’un bout à l’autre de la Calédonie. Mais ce lundi 15 juillet, comme toutes les nuits, des Mondoriens affluent depuis 3 heures du matin vers l’embarcadère du Vallon-Dore. Ils sont déjà 260 environ, de toute origine et classe sociale. L’enjeu : prendre les premières navettes maritimes pour arriver le moins en retard possible au travail, qu’il n’est pas encore question de rejoindre par la route provinciale.

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"Je travaille de 9 heures à 13 heures"

"Le premier qui arrive, le premier qui part", lâche Tony, en tête du cortège. "Le problème, c'est qu'il y a des priorités." L’ouvrier du BTP cite des entreprises qui ont affrété des bateaux, le corps médical et bien d'autres. D’ici à 8 heures, il espère attraper un taxi boat pour Boulari, où il a un chantier de construction. Il le quittera en début d’après-midi, pour être sûr de rentrer. Et rebelote le lendemain, comme depuis deux mois. Il a tenté par la route, puis les car-jackings l'ont dissuadé. "Je travaille de 9 heures à 13 heures." Son employeur se montre compréhensif. 

Je crois que les gens, ils ne font que quatre à cinq heures de boulot. Ils sont obligés de vite repartir. A un moment, on en a marre.

Tony, employé du BTP et usager quotidien des navettes maritimes

Embarquement avec vélo

Jean-Christophe Mathoré patiente aussi, avec un imposant vélo. "Je pars de chez moi tous les matins à 4 heures et quart pour arriver à l'embarcadère à 4 heures et demie. On attend le Coral palms", décrit ce professeur d'économie-gestion à Nouméa, qui a accès aux rotations du navire réservées pour des passagers prioritaires. "On reste deux heures debout. Ensuite, en arrivant à la Moselle, je vais au lycée Blaise-Pascal." En pédalant. "L’emploi du temps a été révisé pour finir au plus tard à 15 heures et pouvoir prendre la navette, qui est à 16h30. C'est le quotidien depuis la reprise des cours." Parfois, il arrive encore trempé. "Jeudi dernier, il pleuvait à verse." 

Quand il y a des situations exceptionnelles, on fait venir l'armée. Là, on pourrait avoir des chaises, des bancs et de quoi s'abriter en cas d'intempéries!

Jean-Christophe, professeur et usager quotidien des navettes

Le dimanche 14 juillet 2024, de nombreux habitants de la partie Sud attendent sous la pluie d'embarquer sur une navette maritime, notamment pour passer la semaine près de leur travail.

Être à temps plein avant de perdre son emploi

Olivier, qui vit au Mont-Dore depuis vingt-deux ans, est déjà sur Nouméa. Il y restera toute la semaine. "On a été obligés de s'organiser pour que je puisse continuer à travailler", explique ce cadre en poste à Ducos. "La société pour laquelle je travaille a été détruite à peu près à 80 % par le feu. Au départ, je prenais la navette le matin, avec toute la complexité que ça engendre, et des arrivées aléatoires. Ça n'allait pas du tout, parce que je n'avais que trois-quatre heures de présence au travail." Or, à la fin août, ce père de famille sera licencié économique. 

"Mon fils s'est organisé comme moi"

Côté Nouméa, un ami a mis un véhicule à sa disposition. Un autre lui a prêté un petit bateau pour y loger. "Je pars le dimanche en fin de journée avec une navette privée, pour éviter la cohue du lundi matin." Il a ses affaires de plusieurs jours et une petite glacière, "pour se faire à manger". Toute la semaine, "j’essaie au maximum de valider les heures, pour avoir un quota de 39 heures. Je fais en sorte de maintenir mon salaire à 100 % jusqu'au 31 août. Je repars le vendredi à midi."

Son fils étudie sur le campus de Nouville. "Vu que l’université a décidé de rouvrir, il est obligé d’être présent a minima pour les partiels. Il s'est organisé comme moi. Il prend la navette le lundi, il est hébergé chez sa copine la semaine et il revient le vendredi à la maison, au Mont-Dore." Pesant. "On a tout le temps un sac à la main."

Tout ça pour quelques kilomètres de route. On est dans la loi de l'emmerdement maximum. On est régulièrement bloqués mais on n’a jamais laissé la situation se dégrader à ce point. Les gens sont très résilients, sur le Mont-Dore. Même trop.

Olivier, cadre qui dort sur un bateau en semaine à Nouméa

Obstacles sur la route de la Corniche, à hauteur des chicanes de la CCAT au Vallon-Dore, le 7 juin 2024.

"Un logement à la semaine en espérant que la route soit débloquée"

Artisan domicilié dans le Sud du Mont-Dore, Jean-Marie effectue des travaux à Nouméa pour des agences ou des syndics. Il a tenté les trajets quotidiens par la mer, avec des sacs chargés d’outils et "quatre heures effectives de travail par jour". De fil en aiguille, le quinquagénaire a passé son véhicule à travers les barrages, pour le laisser à Nouméa. Puis il s’est mis à louer des logements en AirBNB.

Une partie de ce qu'on gagne en travaillant, on le remet dans le logement.

Jean-Marie, artisan qui loue un logement AirBNB à la semaine

Face à la demande et aux tarifs, le patenté va de l’un à l’autre, pour plus de trente mille francs par semaine. "On ne sait pas quand ça va s'arrêter. Je prends à la semaine en espérant que la route soit débloquée au plus vite." En attendant, "le lundi, je privilégie mes chantiers sur le Mont-Dore. Le mardi, je prends la navette et je reviens le samedi matin, pour éviter le vendredi où il y a trop de monde."

Déménager pour le lycée

Propriétaire dans la partie Sud, Aude* a carrément loué un appartement en ville, tout en gardant sa maison. "J'ai choisi d'emménager sur Nouméa pour changer mes enfants d'établissement scolaire", explique cette autre patentée. En particulier l'aîné, inscrit au lycée du Mont-Dore, tandis que sa sœur allait au collège de Plum. Elle ne voyait pas comment gérer leur retour en cours, seule, sans bus, avec une RP1 exposée aux blocages, des trajets par navette maritime contraignants… "Je pense que toute l'année, ça va être un peu compliqué de se rendre au lycée du Mont-Dore."

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Pour préserver la scolarité des enfants, Aude* a donc accéléré un projet qui était plutôt envisagé en fin d’année. Elle y trouve un intérêt professionnel. "Même si je suis à mon compte, ça me permet de travailler plus sereinement et plus efficacement." Quitte à déménager au rythme des navettes, et à composer sans voiture, frigidaire ni machine à laver. "On a emmené nos petites affaires. La solidarité a joué, on nous a prêté des matelas, un canapé…" 

En deux-trois jours, habiter à Nouméa nous a déjà changé la vie. L'idée, c'est d'avoir une vie, tout simplement.

Aude*, patentée qui a déménagé avec ses enfants

Un changement coûteux, évidemment. "Le gros bémol, c'est qu'il faut pouvoir cumuler son crédit maison et l'argent pour l'appartement", pose-t-elle. "J’avais le choix. J’espère que dans le temps, j'arriverai à tout assumer, mais j'ai les moyens de le faire pour l'instant. Il y a plein de Mondoriens qui n'ont pas cette possibilité…"

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A Plum, le 12 juillet 2024, un aperçu de ce qui a été dégagé des routes dans la partie Sud du Mont-Dore.

"Plus une fuite qu’un déménagement"

Héloïse* aussi a laissé sa maison du Sud Mont-Dore, après dix-huit ans. "C'était plus une fuite qu'un déménagement. C'était vraiment mon besoin de sécurité primaire." Un barrage pas très loin, la route parfois fermée, "les détonations de Saint-Louis, beaucoup d'hélicoptères"… Il lui fallait partir, malgré les réticences de son conjoint. "Au début, je me suis rapprochée de Nouméa. C’était super galère, on s'est retrouvé une semaine à quatre dans 20 m2. Et en même temps, j'étais mieux là-bas."

"Quand je revenais, je supportais encore moins"

Après un mois d’allers-retours, "j'ai eu envie de déménager. Quand je revenais, je supportais encore moins la situation. S'est ajoutée la nécessité de reprendre un travail", poursuit celle qui avait fait le choix d’être à son compte. Héloïse* est retournée à un poste de salariée. Elle habite pour quelques mois avec mari et enfants dans un logement meublé, à Païta. Par connaissances interposées, "on a trouvé assez facilement, il y a tellement de gens qui partent. Par contre, pour déménager… Si on peut appeler ça un déménagement !" Surtout du linge, les valises dans un Zodiac, où le fiston tient la cage du lapin… Et même de raconter qu'elle a été confrontée à une tentative d'arnaque pour transporter les voitures par la mer.

Ça n’a été que de l'action-réaction. Et on est quand même très amers. La maison est chouette, je recommence à dormir, on a retrouvé du travail, on a repris plaisir à conduire et circuler librement. Mais il y a ce sentiment d'exil.

Héloïse*, qui a quitté le Mont-Dore par besoin de sécurité

Le 13 mai 2024, au Mont-Dore, des jeunes qui filtrent la circulation prennent la pause pour la photo sur le pont de la Coulée.

Essayer de rester à proximité

À l’inverse, Alikisio s’est efforcé de ne pas s’éloigner de chez lui. Son lotissement se trouve entre la traversée de Saint-Louis et le pont de La Coulée. Une portion de route entravée par des barrages pendant une cinquantaine de jours. "On s'est sentis délaissés. On était les oubliés, pris entre deux", rappelle-t-il. "On a été obligés de s'aider entre voisins." D’autant que certains ont perdu leur travail dans la crise ou sont passés en chômage partiel. "Dès la première semaine, on a sécurisé le quartier", à travers un groupe de vigilance, avec des rondes jour et nuit. Des troncs ont été placés pour condamner un accès. L’autre a été aménagé avec des cailloux, des chicanes et un câble.

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Changer les enfants d'école pour les rapprocher

"On n’a eu aucun vol. Au bout du deuxième mois, les gens ont commencé à retourner travailler sur Nouméa. Là, quelqu'un s'est fait voler son pick-up en plein jour." Le père de famille voulait retarder au possible le moment de reprendre son emploi en ville. Sa compagne, civile de la défense, a pu être transférée de ce côté, au camp militaire de Plum. Et il a été décidé de changer les enfants d’école pour les garder à proximité. L’une allait au collège privé de La Conception. "On a essayé de faire les démarches pour la mettre provisoirement au collège de Plum." L’autre était inscrit à Robinson, pour une question d’organisation. L’idée est de le scolariser à La Rizière, tout près du Ranch de la Coulée.

Je vais devoir retourner travailler à Nouméa à partir du 2 août. Si ce n’est vraiment pas sécurisé, je ne suis pas en confiance.

Alikisio, employé à Nouméa qui vit à La Coulée

Aller au travail coûte que coûte… en rêvant d'autre chose

Le travail, Olga Ihaoj s'y rend. Cette habitante du Mont-Dore Sud est caissière à la librairie-papèterie de Magenta. Sans permis, elle a fini par s'organiser ainsi : passer plusieurs jours d'affilée sur Nouméa en étant logée par une amie proche, être véhiculée grâce à ses grands enfants ou ses collègues, et rentrer au Mont-Dore en navette. "Je me débrouille pour me rendre au travail. Pour moi, c'est important." N'empêche, "c'est très lourd." Celle qui a déjà tenu un gite à Lifou a pensé à démissionner. Surtout qu'elle songe de plus en plus à un projet, d'accueil chez l'habitant. Même en ces temps difficiles. Et même dans le Sud du Mont-Dore. 

Les prénoms avec une astérique ont été changés par souci d'anonymat

Le 3 juillet, la navette maritime arrive au wharf du Vallon-Dore.