REPORTAGE. “Certains jours c’est complètement mort” : à quoi ressemble le quotidien à Ducos, trois mois après le début des violences en Nouvelle-Calédonie ?

Ducos Le Centre a renforcé la sécurité, avec la présence de barbelés à l'entrée et d'un service de sécurité la nuit.
Ducos, véritable poumon économique de la Nouvelle-Calédonie, a été touché en plein coeur, dès le 13 mai 2024. Les entreprises pillées et incendiées se comptent par dizaines dans ce secteur de Nouméa. Trois mois après, si la vie semble avoir repris son cours, la situation économique des entrepreneurs est catastrophique. NC La 1ère a parcouru la zone industrielle, à la rencontre de celles et ceux qui y travaillent tous les jours.

194 entreprises détruites dans les seuls quartiers de Donimambo et de Ducos. C’est le triste bilan transmis par le gouvernement, à la fin du mois de juin, trois mois après les incendies ravageurs et les émeutes qui ont secoué la vie (et l’avenir) de dizaines de chefs d’entreprises et de salariés.

En apparence, à Ducos, les voitures circulent sur la route de la Baie des Dames, l’axe principal qui dessert la zone industrielle mais ce n’est plus la fourmilière que l’on a connue. Aujourd’hui, la circulation est timide même aux heures de pointe, dans un paysage qui oscille entre désolation et résilience. D’un côté, des devantures noircies et effondrées, de l’autre des employés qui attendent les clients à l’entrée de leurs magasins, encore ouverts malgré tout.

Une atmosphère morose

Le matin, lorsque Ducos s’anime, c’est dans les boulangeries et les cafés de la zone que l’on trouve le plus de monde. Autour d’une boisson chaude et d’un croissant, c’est l’occasion pour les travailleurs de discuter et de se confier sur ce quotidien qui a bien changé. Nathan travaille depuis plus de vingt ans dans le quartier, en tant que conseiller de vente, et ici “l’ambiance a beaucoup changé” selon lui, depuis le mois de mai. “Certaines personnes nous regardent mal. J’entends des gens parler dans les rayons et on est surpris de ce qu’ils disent. Ça devient soûlant” raconte Nathan, témoin de propos racistes. Ce papa de deux enfants a pu conserver son emploi et s’accroche tous les jours à l’espoir que les choses s’améliorent. 

Un sentiment partagé par Paul, employé dans une entreprise de terrassement. Ce lundi matin, c’est au détour d’une petite rue qu’il commence sa journée de travail, en compagnie de ses ouvriers. Le dock situé à quelques mètres de lui a été complètement ravagé par les flammes. Un environnement auquel il a encore du mal à s’habituer.

Ce n’est plus comme avant, je ne sais plus si je dois dire bonjour quand je croise quelqu’un maintenant. Les gens sont devenus méfiants.

Paul, employé dans une entreprise de terrassement

Paul travaille sur Ducos depuis 1991.

En trente ans, il vit cette crise et cet arrêt brutal de l’activité "comme un coup dur." "On m’a appelé à 23 heures pour me dire que le dock était en train de brûler et on s’est mis à prier avec ma femme et mes enfants” se souvient-il, les yeux remplis de larmes. Chaque jour, Paul est angoissé d’un nouveau coup de téléphone, annonciateur de mauvaises nouvelles, “car j’ai peur que mes ouvriers perdent leurs emplois.” 

Des milliers de personnes seraient aujourd’hui au chômage, près de 20 000 selon les dernières estimations officielles. Maïté l’a constaté ces dernières semaines. Chaque matin, lorsqu’elle prend son café en terrasse à Ducos Le Centre, elle observe impuissante, de nombreux travailleurs, CV à la main. “Il y a plus de monde qu’avant la crise, ils cherchent du travail. Ils passent voir les restaurants pour voir s’ils ont besoin d’une cuisinière par exemple” raconte Maïté, qui travaille dans un service administratif, de la tour du centre depuis dix-huit ans. 

“On va tous mourir”


Pour beaucoup, la situation financière est catastrophique, et souvent le mot est faible. Un entrepreneur de la rue Reaumur, qui a préféré resté anonyme, a perdu 60% de son activité. Installé là depuis une dizaine d’années, il n’a reçu aucune aide financière du gouvernement et il n’y a pas droit. Il a été contraint de licencier des employés et “la prochaine étape, c’est qu’on va fermer” explique-t-il sur un ton dépité. Force est de constater, que la clientèle n’est pas là et que “l’ambiance est mauvaise. On va tous mourir ce n’est qu’une question de temps. On a aucun raison de croire en l’avenir” conclut-il. Le constat est plus qu'amer. Un peu plus loin, route de la Baie des Dames, Claude regarde les voitures circuler devant le magasin qu’il gère. “On ne fait pas le chiffre, c’est clair. Certains jours c’est complètement mort” explique le trentenaire, qui s’inquiète pour l’avenir de la société et donc pour son poste.

Des chefs d’entreprises inquiets, il y en a par dizaines dans la zone, à l'image de David. Il est installé dans Ducos Le Centre depuis dix-huit ans. Son tabac presse a été pillé pas moins de sept fois au début des émeutes; il a perdu 60% de son stock. “J’avais prévu un agrandissement du local que je ne fais plus pour l’instant, tout comme l’embauche. Un an de projet pour ne plus rien savoir” dit-il.

Aujourd’hui ce qui est malheureux pour un entrepreneur c’est qu’il ne peut plus développer.

David, entrepreneur à Ducos Le Centre

Les revenus permettent de payer ses charges mais l’activité fait du sur place. “Avant j’étais fonceur, maintenant je suis maussade et triste parce qu’il n’y a pas de perspectives” conclut celui qui fait partie des plus anciens commerçants de l'endroit.

S’adapter pour survivre

Dans ce marasme économique, certaines enseignes n’ont pas eu d’autre choix, quand elles le pouvaient, de trouver des solutions pour continuer à générer un chiffre d’affaire  et ainsi garder leur activité comme leurs employés. Vendre sous un tivoli comme sur un marché, c’est l’option qu’a choisi Thomas, gérant du magasin L’Agachon.

L'Agachon a entièrement brûlé en mai 2024, alors le gérant a installé une boutique éphémère sur le parking du magasin, deux jours par semaine.

L’enseigne spécialisée dans le matériel de pêche et de plongée a été pillée puis complètement détruite par les flammes. La vue avant/après de la devanture est saisissante : elle a perdu toutes ses couleurs au profit du noir et du gris. Mais au pied de ce décor de désolation, Thomas a monté une boutique éphémère. “On avait la volonté de continuer, on arrive à faire de la vente au bord de la route. On sélectionne et on prend le maximum d’articles qui vont bien se vendre” détaille-t-il. Mais c’est un travail de titan car il faut chaque vendredi et samedi, uniques jours d’ouverture, tout acheminer sur place le matin puis tout enlever le soir. “On vient de retrouver un local, on ne sait pas encore si on pourra être assurés mais on n’a pas le choix d’ouvrir de toute façon.”

Pour tirer leur épingle du jeu, d’autres ont choisi dès le début de la crise, de miser sur la vente de produits de première nécessité, alors qu’à l’origine, ils n’en vendaient pas du tout. Objectif : se diversifier mais aussi être solidaires auprès de la population. Riz, huile, pâtes ou encore couches pour bébés, autant de denrées rares au début de la crise qui ont désormais trouvé leur place dans les rayons dans une enseigne type bazar. C’est ainsi que les paquets de riz ont rapidement côtoyé les peluches et les lampes torches dans les rayons. “Je me souviens les premières semaines, on voyait les palettes de riz être livrées devant le magasin et il y avait beaucoup de monde” nous confie un passant. 

La crainte de nouvelles exactions 

Si la journée, les commerces sont ouverts et que les voitures circulent, le sentiment d’insécurité semble toujours présent. Le dernier incendie à Ducos remonte, au 30 juillet dernier. Les forces de l’ordre, elles, ne sont jamais bien loin et contrôlent régulièrement les automobilistes de la zone. Mais comment travailler sereinement dans un secteur gravement touché, qui plus est, à proximité de certains quartiers à risques, comme Kaméré. Menaces à l’encontre de certains chefs d’entreprises, rançons ou “des bandes cagoulées” qui traînent dans les rues, la sécurité n’est pas réellement revenue à Ducos. Une association de chefs d’entreprises est en création, ses membres souhaitent se regrouper pour mettre au point un service de surveillance à leurs frais, dans la zone. Une entreprise majeure du secteur a d’ailleurs un vigile qui surveille le magasin et même la rue en patrouillant chaque soir à vélo.

Le concessionnaire automobile Nissan, rue Fernand Forest à Ducos, a été la cible des émeutiers.

 “Il y a encore des exactions, on n’est jamais à l’abri et moi je reste toujours sur mes gardes” confie Jeanne, directrice du magasin de jardinage Gamm vert. Cette dernière habite sur Boulouparis et prend la route “la peur au ventre” pour rejoindre son entreprise, pillé et saccagé à plusieurs reprises pendant les émeutes. “On ne pouvait plus accéder à nos locaux et au bout de deux mois seulement, on a pu commencer à nettoyer” raconte-t-elle. Le chiffre d’affaires de l’entreprise lui, a baissé et pour continuer son activité, cette dernière va devoir s’adapter aux besoins des clients et surtout de leurs budgets. 

C’est d’ailleurs à quelques mètres de cette enseigne qu’une personne a perdu la vie aux premiers jours des émeutes. Le lieu est anxiogène pour beaucoup, en particulier pour Marie-Jo et Bruno, un couple qui vit à proximité. “Il y a des jeunes qui ne sont pas du quartier qui viennent encore mettre le bazar. On se méfie toujours car on habite juste derrière des dépôts de carburant et on a peur qu’ils y mettent le feu” confie ce père de famille, qui n’a pas hésité à envoyer son fils à Maré, il y a trois mois, pour le mettre en sécurité. 

Continuer à y croire


Grillages et fils barbelés, c’est la nouvelle "décoration" de Ducos Le Centre. Tôt le matin, les travailleurs et les clients sont déjà là. Les snacks et restaurants sont ouverts, ce qui permet à beaucoup de se retrouver malgré le contexte difficile car dans la zone industrielle, plus d’une dizaine d’enseignes de restauration ont été incendiées et ne sont pas ouvertes au public. Au restaurant Bullitt, Harmonie remarque que sa clientèle répond présente malgré tout. “J’ai des habitués qui viennent, d’autres non et puis il y a moins de snacks et de restaurants ouverts alors il y a du monde. J’ai même des gens au chômage qui viennent consommer” explique-t-elle. Avec l’interdiction de vente d’alcool dans les commerces, la terrasse semble se remplir plus qu’avant selon elle. Mais en ce moment, tout semble être une question de temps, car de nombreux travailleurs de Ducos nous ont confié être en permanence dans l’instabilité financière.

Les salariés de Ducos Le Centre trouve toujours le temps pour une pause café, comme ici au tabac presse, un moyen de souffler du quotidien souvent difficile.

Juste en face, le tabac presse a lui aussi une bonne affluence, qui selon David, le gérant du tabac, s’explique par le public qui se rend à la seule poste des environs. “Les autres postes aux alentours ne sont pas ouvertes car détruites alors les gens viennent plus ici” commente-t-il.

Trois mois après le début des premières destructions à Ducos, l’heure est au nettoyage et au déblayage. Les vestiges des enseignes brûlées sont toujours là mais commencent lentement à être déblayées. Le temps de la reconstruction viendra, car les entrepreneurs veulent continuer leur activité et faire renaître leurs entreprises de leurs cendres, non sans une touche d’humour pour certains. Un concessionnaire de la zone a notamment affiché sur sa devanture : "Nous brûlons d'envie de vous faire essayer nos véhicules."