Jamais, depuis le boom des années soixante, le nickel n’a connu une telle révolution. Comme celle qui promet de transformer les marchés de certains métaux, tels que le lithium, le manganèse, le cobalt et bien sûr le nickel. Avec l’émergence des voitures électriques à travers le monde, le nickel de classe 1 sera un des éléments essentiels dans la construction de leur batterie. Et les besoins devraient être multipliés par dix, voire quarante, selon les scenarii (voir Le nickel : quels enjeux économiques et géopolitiques à l’horizon 2030, par Yves Jégourel).
Envol annoncé
D’après l’Agence internationale de l’énergie (IEA, 2021), l’utilisation de nickel pour les véhicules électriques pourrait ainsi passer de 81 000 tonnes en 2020 à 986 000 tonnes en 2040, si les ambitions environnementales actuelles sont tenues. Et à 3,3 millions de tonnes si l’on souhaite respecter l’objectif de neutralité carbone d’ici à 2050. En parallèle, les cours du métal vert, selon une projection du Fonds monétaire international, devraient s’envoler, pour se stabiliser autour de 50 000 dollars la tonne à partir de 2035 (lire Une flambée des cours des métaux susceptible de retarder la transition énergétique, par Lukas Boer, Andrea Pescatori, Martin Stuermer et Nico Valckx).
Passer à côté du boom ?
Un nouvel eldorado que la Nouvelle-Calédonie, troisième producteur mondial, pourrait bien… rater. Tout au moins dans sa fonction de métallurgiste, celle privilégiée par la stratégie nickel. Une valorisation du minerai censée en principe apporter une plus-value au pays. Or, depuis dix ans, les trois usines que sont celles de la SLN à Nouméa, de KNS à Voh et de Prony resources dans le Grand Sud, présentent des résultats négatifs. Déficits cumulés fin 2022 à 2 216 milliards de francs CFP, soit 218 % du PIB du pays ! Des chiffres émanant de l'IEOM, Institut d'émission d'Outre-mer, dans son rapport économique pour l'année 2022.
Les raisons sont multiples. À commencer par la volatilité des prix du nickel au LME, le London metal exchange. En janvier 2016, les cours tombaient à 8 100 dollars la tonne alors qu’il s’est échangé à plus de 26 000 dollars la tonne en moyenne en 2022. Des écarts d’autant plus importants qu’une variation de 1 000 dollars sur le prix de vente peut modifier le résultat annuel de nos entreprises de plusieurs milliards de francs. Et le faire passer en négatif lorsque le "cash cost", le prix de revient en sortie d’usine, flirte avec les tarifs du marché, comme c’est le cas depuis 2017.
>> Retrouvez ici notre émisison Débat à la Une spécial nickel.
Les coûts de fabrication plombent notre métallurgie
Selon une étude de l’AFD, Agence française de développement, "parmi les principaux producteurs, la Nouvelle-Calédonie disposerait du secteur le moins compétitif, avec un coût de production du nickel près de quatre fois supérieur au nickel russe et deux fois à celui de l’Indonésie". À cela, plusieurs explications, tout à fait connues. Il y a bien sûr le prix de l’énergie, qui représente jusqu’à 50 % du coût total. Comparé à ses concurrents internationaux, il est de loin le plus élevé. La SLN et KNS, de par la technologie pyrométallurgique utilisée, affichent des consommations d’électricité annuelles supérieure à 1 TWh.
Étonnamment, le coût de la main-d’œuvre se situe dans la moyenne. Inférieur, en tout cas, à celui de l’Australie ou du Canada. En revanche, l’insularité et l’isolement géographique de la Nouvelle-Calédonie semblent peser sur le prix des importations de ses intrants industriels. Alors que des politiques de réduction des coûts de fabrication menées par les industriels semblaient porter leurs fruits, la crise russo-ukrainienne faisait en 2021 flamber les cours du pétrole, du charbon (multiplié par cinq) et autres intrants nécessaires à la production.
En deçà des attentes
Par ailleurs, le rapport rendu par l'Inspection générale des finances, commandé par l’Etat et présenté aux élus calédoniens lors de la visite d’Emmanuel Macron en juillet, pointe également l’incapacité des usines à atteindre leur production nominale. Celle pour laquelle lesdites usines ont été conçues, et leurs seuils de rentabilité, calculés. Soit 60 000 tonnes par an pour les trois entités. Une donnée révisée à la baisse pour l'usine du Nord de KNS (45 kt) et pour PRNC (50 kt).
Les causes sont multiples. Reprenant les statistiques de la Dimenc (la direction calédonienne de l'Industrie, des mines et de l'énergie), l’IGS évoque une baisse des teneurs traitées à laquelle sont confrontées Koniambo nickel et la SLN, représentant une perte importante de production. Entrent également en ligne de compte le phénomène climatique de la Niña et ses précipitations intenses, sans oublier les problèmes techniques à KNS et Prony resources, ou les mouvements sociaux à la Société Le Nickel et PRNC alias l'usine du Sud.
La valeur des exportations a explosé
Malgré tout, en 2022, la Nouvelle-Calédonie a produit 92 400 tonnes de nickel contenu. Principalement des ferronickels (66 200 t), produits par la SLN (41 000 t) et KNS (25 400 t). Mais aussi du NHC (Nickel hydroxyde cake), par Prony resources, avec 26 200 tonnes. Seule lumière dans cette conjoncture morose, la valeur des exportations de ces produits métallurgiques a explosé, pour atteindre un record avec 206 milliards de francs, grâce à des cours du métal vert au-delà des 26 000 dollars.
Des fermetures de sites inéluctables ?
Dans le rapport diffusé par l’Inspection générale des finances, la question est posée. Sans intervention(s) nouvelle(s) des pouvoirs publics et des acteurs privés c’est même une affirmation : des fermetures de sites semblent inéluctables. Or, concernant KNS et la SLN, les actionnaires principaux que sont Glencore et Eramet ont déjà annoncé qu’ils ne couvriraient plus les dettes à compter de 2024. L’endettement de la Nouvelle-Calédonie, de ses comptes sociaux et de ses sociétés publiques (Aircal, Aircalin, Enercal…) étant ce qu’il est, il ne reste que l’Etat, pour être en capacité de financer la poursuite des activités des usines.
Qui veut encore payer ?
Or, ce dernier a largement contribué, comme il était détaillé dans le document sur les conséquences d'un Oui ou d'un Non à l'indépendance. Sous forme d’aides directes, de prêts (213 milliards de francs CFP), de défiscalisations (72 milliards de francs), voire d’abandon de créances. Et Gérald Darmanin, ministre des Outre-mer, ou le président de la République ont été fermes dans leurs discours : "On ne peut pas se limiter à faire des chèques…" "…Il faut bouger la doctrine nickel (…) et les équilibres de production".
Manifestement, le statu quo ne peut plus durer. Le rapport de l’IGS pointe les risques d’une défaillance des trois entités. Et comptabilise. Cela entraînerait :
- une augmentation du chômage d’environ 50 % ;
- une perte pour la Cafat, le système de protection sociale local, de 20 % de ses recettes ;
- un trou de 62 milliards dans les recettes fiscales ;
- sans parler de l’impact sur la consommation.
Un véritable "Big bang" à l’échelle du pays.
Des marchés en pleine évolution
De plus, les tendances du marché ne sont pas pour favoriser la production calédonienne. Le ferronickel, considéré comme un nickel de classe 2, est désormais vendu à 74 % du prix au LME. Un malus moindre est également appliqué au NHC, considéré comme un produit intermédiaire par rapport au nickel de classe 1 nécessaire à la fabrication des batteries.
Un état de fait qui s’explique par un marché contrôlé désormais par la Chine et ses partenaires – Indonésie et Philippines. Ils représentaient 62 % de la production mondiale en 2022, contre 5 % en 1993. Dans le même temps, la part des pays occidentaux (Canada, Australie, Nouvelle-Calédonie et leur partenaire japonais) est passée de 47 à 19 %.
Naissance d'un nouveau géant
Dans ce tableau, c’est l’apparition depuis 2015 d’un nouveau géant, l’Indonésie, qui a considérablement changé la donne. Largement financée par des investisseurs chinois, la production indonésienne a inondé le marché à un rythme plus rapide que la demande, faisant chuter les cours. Cela a commencé par la production du NPI, Nickel pig iron, venu concurrencer le ferronickel.
Puis, depuis 2022, elle s’est dotée de moyens pour produire de la matte et du HPAL (High pressure acid leach). Un procédé proche de celui utilisé par Prony resources, qui permet d’extraire du nickel et du cobalt de la latérite. Selon Eramet, l’Indonésie fournira 75 % de la production mondiale d’ici à 2030. L’an passé, l’Indonésie, qui n’exporte plus de minerai depuis 2019, a produit 1,6 million de tonnes de nickel contenu. À comparer avec les 92 400 tonnes de la Nouvelle-Calédonie.
Des mineurs en bonne santé
En parallèle aux interrogations que suscitent les trois usines, les "petits" mineurs se portent bien. NMC (Nickel mining company), SMT (Société des mines de la Tontouta), MKM (Maï Kouaoua Mines) et SMGM (Société minière Georges-Montagnat) ont entre 2016 et 2022 enregistré presque systématiquement des résultats positifs.
L’activité des petits mineurs est donc rentable, y compris en période de faible prix du nickel, comme 2016. On peut y inclure la SLN, dont les revenus tirés de ses exportations de minerai brut ont permis à la société de limiter les pertes. En 2022, la Nouvelle-Calédonie exportait 7,3 millions de tonnes humides de minerai, pour 95 000 tonnes de nickel contenu. Des résultats en baisse de 10 % par rapport à l’année précédente. Malgré tout, ces exportations ont tout de même atteint en valeur un record historique, avec 75,7 milliards de francs CFP. 30 % de mieux qu’en 2021. À comparer néanmoins avec les 206 milliards de revenus de la métallurgie. Des exportations qui se limitent désormais à trois destinations : la Chine à 48 %, la Corée du Sud et le Japon.
Urgence
Moins de métallurgie, plus d’exportations de minerai brut ? Pour la cinquième réserve mondiale, le temps presse, de réformer un modèle à bout de souffle. L’activité du nickel représente 96,5 % des exportations calédoniennes et, on l’a vu, reste un pivot de l’économie du pays. Élus et professionnels du secteur ont là un dossier brûlant à traiter.