Le nickel, un colosse économique et social aux pieds d'argile

Minerai de nickel calédonien
Alors qu'une grève générale est annoncée ce jeudi 25 janvier dans les usines et les mines sur fond de crise de la filière, petit rappel de ce que pèse le nickel dans l'économie du pays et son impact social en termes d'emplois.

Lorsque l'ingénieur Jules Garnier découvre du nickel dans la vallée de la Dumbéa, en 1864, il ne se doute pas que le "métal du Diable" deviendrait quelques années plus tard le ciment de l'organisation économique et sociale de la Nouvelle-Calédonie.

L'exploitation du minerai débute en 1874, nécessitant la venue d'une importante main-d'œuvre extérieure pendant un siècle. Depuis cette date, les plus grosses fortunes du pays (Higginson, Bernheim, Lafleur, Ballande...) se sont faites autour du nickel, qui a également permis à des milliers de familles de travailler, parfois dans des conditions extrêmement difficiles.

Dans les années 1960, la production de nickel connaît un boom, notamment entre 1963 et 1972. A cette époque les besoins mondiaux sont énormes. En Calédonie, quand le nickel va, tout va, et lorsque les cours s'effondrent, c'est toute l'économie du pays qui tremble sur ses fondations. Ce fut le cas en 1972 et depuis, régulièrement, chaque soubresaut du London Metal Exchange, la bourse des métaux non ferreux, qui fixe les prix sur le marché mondial, est scruté avec les plus grandes craintes ou les espoirs les plus fous.

Trois usines menacées de fermeture

Aujourd'hui le secteur traverse peut-être la plus grave crise de son histoire et ce sont les trois usines du pays qui sont menacées de fermeture. Ce jeudi 25 janvier, un appel à la grève générale est lancé par le Syndicat général des travailleurs de l'industrie de Nouvelle-Calédonie, qui espère mobiliser ses sections de tout le pays (SLN, Prony Resources, Ballande, société Montagnat, société minière de Poro, Centre de formation aux techniques de la mine et des carrières, Cotransmine, groupe Maï, Gemini). Le Syndicat patronal des acteurs économiques de Nouvelle-Calédonie (Spaenc), le Groupement du Pacifique Sud, le GIE Goro mines et la Fédération pays ont annoncé se joindre au mouvement. Ils demandent à être associés aux discussions qui sont en cours avec le ministère de l'Economie pour sauver la filière nickel.

Le poids du secteur

Alors concrètement, quel est aujourd'hui le poids du secteur en termes économiques et sociaux ? Et que deviendrait la Calédonie si la filière nickel s'effondrait ?

Le rapport de l'Inspection générale des finances sur l'avenir de la filière nickel en Calédonie, publié en juillet 2023, distingue deux catégories d'entreprises exploitant le minerai. Les petits mineurs, qui l'exploitent sans activité métallurgique, et les entreprises qui ont à la fois une activité minière et une activité métallurgique : la SLN, dont l’actionnaire majoritaire est Eramet, KNS, détenu à 51 % par un actionnaire public et à 49 % par Glencore, et Prony Resources, dont l’actionnaire principal est public et dont l'entreprise de courtage Trafigura possède 19% du capital.

Dépendants des financements privés et publics

Depuis plus de dix ans, si l'export de minerai brut génère des bénéfices, les trois usines sont déficitaires. Même si leur situation n'est pas tout à fait comparable, chacune ayant ses spécificités structurelles, elles ont un point commun: la moindre variation du prix du nickel modifie de manière exponentielle leur résultat.

De plus, aucune des trois usines ne parvient à produire la quantité de nickel pour laquelle elles ont été conçues. Cette sous-production s'explique par une teneur en nickel qui s'affaiblit et des difficultés réglementaires, météorologiques ou techniques qui viennent régulièrement perturber la production. Et surtout, les coûts de la main-d'œuvre et de l'énergie sont des freins puissants à leur compétitivité.

En conséquence, les trois géants du secteur métallurgique sont dépendants pour leur survie de financements publics et privés. Qu'une décision défavorable intervienne, et c'est tout l'édifice qui menace de s'effondrer. Et avec lui un pan majeur de l'économie calédonienne.

Un quart des emplois du privé

Les acteurs du nickel paient relativement peu d'impôts et de taxes en raison de nombreuses exonérations et incitations fiscales : un peu moins de 6 milliards par an selon l'Isee, soit un peu plus de 3% des recettes fiscales de la Nouvelle-Calédonie.

En revanche, avec ses presque 6 000 employés, la contribution du secteur est considérable en termes de charges sociales, avec 11 milliards de cotisations patronales environ chaque année. À ce chiffre il faut ajouter que près de 16 000 salariés du privé dépendent directement ou indirectement de l'exploitation du nickel, soit un quart de l'emploi privé. De plus, 96,5 % de la valeur totale des exportations de la Calédonie sont issus de l'industrie du nickel.

Scénario catastrophe

Dans le pire des scénarios, qui verrait les trois usines contraintes de fermer, les conséquences seraient cataclysmiques pour notre territoire : selon l'IGF, le chômage augmenterait de 50% pour s'établir à 16% de la population active. Les comptes sociaux, déjà en situation précaire, n'y survivraient probablement pas. L'impact de ce scénario catastrophe se chiffrerait à 325 milliards de pertes la première année pour les finances publiques. 

Si des pistes d'action pourraient permettre d'éviter à court terme ce scénario, la filière doit passer par de profondes transformations pour être viable à long terme. En autorisant par exemple l'exportation de minerai brut, ou en orientant une partie de la transformation de ferronickel vers la matte de nickel, ce qui permettrait de se positionner sur le marché des batteries aussi bien que sur celui de l'acier inoxydable.

Et puis il y a l'indispensable révolution énergétique sans laquelle le marché de l'Union européenne se refermerait, pour cause de trop importantes émissions de CO2. Elle nécessite un investissement de plus de 480 milliards de francs.

Déficit cumulé de 167 milliards

Mais dans l'immédiat, c'est la situation à court terme qui est problématique et à laquelle il faut trouver des solutions. Les discussions en cours portent notamment sur la participation financière des différents partenaires pour sauver les trois usines qui cumulent un déficit de plus de 167 milliards de francs. Quant au montant de leur dette il est énorme : 1 644 milliards de francs pour KNS, 59 milliards pour la SLN et 18 milliards pour Prony Resources.

L'Etat reviendra-t-il en force dans le capital d'Eramet (il en détient actuellement 27%) pour soutenir sa filiale SLN ? L'usine du Sud trouvera-t-elle une solution pour éviter la cessation de paiements, crainte par les salariés à la mi-janvier mais qui a été évitée, au moins provisoirement, là encore grâce à un chèque de l'Etat ? Quant à KNS, Glencore a annoncé cesser de financer l'usine de Vavouto d'ici la fin février 2024 "si aucune nouvelle solution de financement n'était identifiée".

Dans une note adressée le mardi 23 janvier à ses salariés, Neal Meadows, le PDG de KNS déclarait : "Malgré certains progrès, le groupe [nickel, qui planche sur un accord, NDLR] n'est pas parvenu au consensus dont nous avons désespérément besoin." Le prochain conseil de direction de KNS est prévu le 1er février. Inutile de préciser que les 1 320 salariés de l'entreprise l'attendent avec impatience.

Camille Mosnier et Nathan Poaouteta reviennent sur l'inquiétude à KNS :

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Les discussions en cours permettront-elles de sauver le modèle ? Faut-il le repenser entièrement ? Lors de sa venue, en novembre, Bruno Le Maire, le ministre de l'Economie avait identifié les pistes de travail. Peut-être, aussi, le temps est-il venu de diversifier l'économie d'un pays depuis trop longtemps dépendante à une ressource unique. Le ministre évoquait trois axes sur lesquels esquisser cette démarche : le tourisme, les nouvelles technologies et l'agriculture. Des secteurs certes prometteurs mais dont le poids est encore bien trop modeste pour rivaliser avec le géant vert.