À bord du Mary D, il y avait un beau bouquet. C’était vendredi après-midi entre Port-Moselle, à Nouméa, et le Sud du Mont-Dore. Après le débarquement au Vallon-Dore, une quinzaine d’habitants se sont attardés au wharf, le temps de dire un grand merci : ils ont offert les fleurs, des chocolats et un bon cadeau à Sylvana Koroma, accompagnée de son mari Gabriel. Ces deux agents de la province Sud ont encadré les navettes maritimes quand le dispositif a été enclenché. Dès les émeutes de la mi-mai, qui se sont traduites à Saint-Louis par des barrages, des blocages et de plus en plus d’insécurité sur la seule route en direction du Nord.
Le cadeau des lève-tôt
Les habitués des navettes ont entendu dire que Sylvana avait eu un problème de santé. "On s'est organisés entre nous", raconte un usager. "On a fait passer le message aux gens qui étaient là entre 2 heures et demi et 4 heures du matin. On s'est dit qu'on allait faire un truc pour elle." Elle, ne s'y attendait pas. "C'est un cadeau pour la remercier du travail qu'elle fait pour nous, les Mondoriens. Être là tous les matins jusqu'au soir, nous aider, utiliser nos idées… On était une quinzaine pour donner les cadeaux, mais une cinquantaine à participer."
On est dans le même bateau. Ou le même ponton.
Une habituée des navettes maritimes
Partenaires de galère
"Ce sont des gens qui habitent là et prennent la navette tous les jours", décrit Sylvana. "Ils disent qu'ils sont le groupe des 2 heures, 3 heures, 4 heures du matin", renchérit Gabriel. Car pour tenter de commencer à l'heure, de nombreux Mondoriens se lèvent avant l'aube. Ils patientent à l'embarcadère pour prendre les premiers bateaux. Ensuite, ils se débrouillent pour rejoindre leur lieu de travail dans la partie Nord de la ville, à Nouméa ou dans le reste de l'agglomération.
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Après une journée de boulot souvent raccourcie, souvent sans pause, ils reprennent la mer et rebelote le lendemain. Depuis quatre mois et demi, pour certains, prêts à tous les sacrifices pour conserver leur emploi. Dans cette énorme galère, des liens se sont créés entre des habitants de toute origine qui ont appris à se connaître. Les passagers, et ceux qui font tourner le dispositif. Une journée festive sera même organisée le 28 septembre, à la plage de Carcassonne, à Plum.
"Accueillir les craintes, les colères, les pleurs"
Le ballet des navettes est devenu beaucoup plus performant. Mais les "lève-très-tôt" arrivent encore quand il fait nuit. Le couple Koroma les a côtoyés au quotidien pendant deux mois, avant d'avoir des horaires aménagés. "Comme on habite de ce côté, on a été mis à disposition ici", explique Sylvana. "Je travaille à l’origine pour la direction ‘culture, jeunesse et sport’. J'ai été mise à disposition de la DAEM [la direction de l’aménagement, de l’équipement et des moyens] pour gérer les navettes le matin, le flux…" Et par conséquent, "accueillir la détresse des gens, les craintes, les colères, les pleurs, les crises…"
On a communiqué avec les gens. Ils avaient besoin de ça. Ils étaient un peu perdus. On était tous un peu perdus.
Sylvana Koroma, agent de la province Sud qui a été affectée à la gestion des navettes
Il a fallu jongler
Dans une Calédonie bouleversée et un Sud coupé du monde, il a fallu jongler. Entre les besoins de chacun, le manque d’aménagements, le couvre-feu, les attentes interminables, la météo… "L'appréhension de tout le monde, c'était que personne ne gère quoi que ce soit, que les gens soient indisciplinés… Dès le départ, il a fallu forcer un peu pour poser le cadre." Les souvenirs marquants ne manquent pas. Les personnes en deuil, celles et ceux qui ont perdu leur travail, les collégiens qui n'avaient pas de quoi payer une navette privée quand le dispositif public était suspendu…
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"Nous, c'est notre travail. Mais humainement, ils voulaient faire un geste de remerciement", résume Gabriel, lui-même en poste à la DAEM. "Tous les deux, on fait ça parce qu'on a appris à être au service du public. La première mission d'un agent qui entre travailler pour une institution, c'est de s'occuper de la population."
Une détresse "omniprésente"
"Les gens ont besoin qu'on soit à leur écoute, ils ont besoin qu'on soit leurs côtés", insiste Sylvana, qui regarde au-delà des sourires. "La détresse psychologique, ce n'est pas forcément quelque chose qui se voit et s'entend. Mais elle est là, elle est omniprésente. Quand on se lève à 3 heures du matin, et qu'on se couche à 22 - 23 heures, notre temps de sommeil est diminué. Ça crée de la détresse et dans la durée, ça monte de plus en plus."
On est tous là pour prendre le bateau. Et on trouve le temps moins long à partir du moment où on a compris qu'on doit se respecter mutuellement, parce qu'ensemble, on doit prendre le bateau.
Gabriel Koroma, agent de la province Sud, à la gestion des navettes
Comme une grande famille
"On est tous dans le même bateau", a-t-il été répété vendredi. "Hier, on passait les uns à côté des autres mais l'évènement a fait que ça nous a appris à vivre ensemble. Le wharf est devenu un lieu de socialisation et de rencontre. Avant, je prenais ma voiture, j'allais à mon travail, je ne connaissais que ma famille", développe Gabriel, originaire de Yaté. "Là, ma famille s'est agrandie..." Et Sylvana complète : "…en l'espace de quatre mois. C'est clair !"